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ACTE TROISIÈME

 

 

 

          Le foyer dans la maison d'Eva. Tout est couvert de suie, noir et infernal. La fumée est épaisse car la pluie portée par le vent du sud est tombée. Eva est assise dans la puanteur du foyer près du feu sur une sorte de trépied et fume une cigarette. Follement. Et elle boit du rhum à la bouteille. Le gramophone diffuse des musiques noires sauvages. La vieille mère d'Eva est assise sur le seuil et fait vrombir son fuseau. Comme si elle répétait ce soir cela déjà un millier de fois, car Eva dans une sorte d'affreux ennui soupire profondément.

 

LA VIEILLE : Eh, maintenant, que tu me crois ou non, mais quand je te dis, alors, ma chère, tu pourrais lever trois doigts là-dessus ! Il y a là-bas six hautes armoires, toutes les unes à côté des autres, bien luisantes, ma chère, et je les ai moi-même, tiens, ouvertes de ma propre main ! Du noyer dur, fin, véritable, c'en est une beauté !

EVA, sèchement : Je vous ai déjà dit cent fois que vous ne me bourdonniez pas ici avec vos diableries ! Vous me gâtez la musique ! Et laissez-moi une bonne fois tranquille avec votre maudit Étienne et ses armoires ! Qu'elles soient les siennes ses hautes armoires ! Je n'en ai pas besoin ! M'avez-vous entendue ? Allez au diable ! La vieille est dure d'oreille et Eva parle comme si elle criait, pour que la vieille la comprenne mieux.

LA VIEILLE : C'est ainsi qu'ils t'ont appris dans ton Amérique à outrager ta mère ? N'est-ce pas ? Tu es une créature féminine ! Le démon lui-même est entré en toi ! Toi et tes musiques maudites ! Notre bétail crève là-bas dans l'étable, et toi tu écoutes de la musique ici ! Que la vieille grand-mère avec ses os brisés répande le fourrage et traie les bêtes, et toi toute la journée tu écoutes de la musique et fumes ici ! Tu n'as donc pas peur de Dieu ? Qui a déjà vu cela ? (Une paysanne, mais en soie!) Mais Dieu te punira ! Dieu est bon ! Il te donnera ce que tu mérites ! Se comporter ainsi avec ses propres parents, oh-oh-oh !

EVA : Quand allez-vous donc vous calmer ? Qu'avez-vous à aboyer toute la soirée sur moi vos litanies ? Taisez-vous donc ! Laissez-moi en paix ! Allez au diable ! Que me bourdonnez-vous ici dans l'oreille ? Vous me gâtez la musique ! (Maudite vieille folle ! Elle lèche là son écheveau comme une araignée!) La vieille ! Plût à Dieu ! Savez-vous qu'une unique machine en une seule heure produit plus que tout votre village minable en une année entière ! Les machines, les machines, ma chère ! De Columbus dans l'Ohio jusqu'à Chicago, rien que des machines ! Oui ! C'est ainsi ! Et pas comme cela telles des araignées ! Eh-eh ! Vous autres, araignées stupides et maudites !

LA VIEILLE : Quoi ? Qu'as-tu dit ! Haio, ohaio ! Dieu ne t'a pas porté chance avec ton maudit haio ohaio ! Cela a tué ton mari, ton ohaio !

EVA : Eh, oui ! Il était totalement mordu et perverti, et il n'était pas un homme pour l'Ohio, c'est pourquoi il est rentré ! S'il avait été un homme comme il faut, il ne serait pas rentré ! Et ici, c'est Vučjak qui l'a tué, et non l'Amérique ! Moi, je ne suis pas rentrée ! Et c'est le diable lui-même qui m'a dupée lorsque j'ai posé le pied sur le bateau pour le vieux continent ! Si seulement je n'étais jamais rentrée, plût à Dieu ! Elle remonte le gramophone et boit du rhum.

LA VIEILLE : Eh, maintenant, puisque tu es rentrée, conduis-toi comme il faut ! Mais ta tête est restée de l'autre côté ! Tu n'es pas ici ! Ici, tu ne fais que tourner en rond ! De telles occasions, ma chère, plus jamais ! On ne croise la chance qu'une seule et unique fois dans la vie ! Il t'apporte six hautes armoires et six paires de chevaux…

EVA, résolument : Écoutez-moi, mère ! Allez dans votre chambre et laissez-moi en paix ! Pourquoi vous êtes-vous collée à moi comme une ombre ? Vous me collez toute la journée, je ne peux même plus respirer à cause de vous !

LA VIEILLE, dure d'oreille : Quoi ? Qu'as-tu dit ? Ah ? Mon cœur me fait mal ! Oui ! Mon cœur me fait mal, voilà, comme cela ! Tu as ta maison natale, que te manque-t-il en elle, hein ? Tu te retires toutes les nuits dans les greniers à foin ! Quelqu'un d'honnête n'a-t-il jamais entendu et vu qu'une femme dorme dans le foin, à côté des murs de sa maison natale ?

EVA : Je vous ai déjà dit, mère, un millier de fois que cela pue dans la chambre ! Cela pue ! Et le vieux ronfle ! Je ne peux pas dormir à cause du vieux ! Et je ne veux pas ! Vous m'avez entendue ? Je ne veux pas ! Et maintenant, laissez-moi tranquille ! Je vous le demande une dernière fois ! J'en ai à présent assez de tout cela ! Cessez donc une bonne fois avec votre maudit vrombissement !

LA VIEILLE : Quoi ? Tu vas me commander ici ? Tu vas hurler sur moi ici ? Personne ne peut me commander ici ! C'est encore ma maison ! Cela non ! Je fais ici ce que je veux ! Dieu n'a pas encore réorganisé les choses de telle sorte que les poulets commandent aux poules ! Ah, cela non ! Ah, pardieu, non !

EVA : Je ne vous commande rien, mais je vous dis seulement que vous me laissiez en paix avec les armoires d'Étienne ! Et que vous ne me gâtiez pas la musique ! Que vous arrêtiez, il serait temps…

LA VIEILLE : Que j'arrête ? Je ne veux pas m'arrêter ! Je m'arrêterai quand j'en aurai envie, et pas à la commande !

EVA : Vous ne voulez pas vous arrêter ?

LA VIEILLE : Non ! 

EVA : Non ?

LA VIEILLE, sans un mot, elle continue son bourdonnement. Eva bondit, repousse la vieille, lui arrache son fuseau et le jette dans le feu. La flamme du foyer s'élève haut. La vieille a sauté jusqu'au feu et a voulu en extraire le fuseau mais le chanvre s'est enflammé et la vieille a crié d'une manière surnaturelle. Tous les instincts patriarcaux crient en elle : Quoi ? Mon fuseau ? Ma grand-mère a filé avec ! Ma grand-mère ! Ah, hélas ! Hélas ! Sois maudite, hélas, que la fortune ne te sourie jamais, hélas, que tu deviennes aveugle sur le champ, si Dieu le permet, les foudres divines te brûleront ici même, si Dieu le permet, les vers te mangeront vivante, pauvre de moi, que tu meurs les os brisés si Dieu le permet, ah, hélas, grand-père, grand-père, ah, hélas, sois maudite, qu'as-tu fait, grand-père, ah, hélas !

Le grand-père, un géant courbé, est apparu sur le seuil de la pièce et là sans un mot remue la tête comme s'il demandait à la grand-mère ce qu'il s'était passé.

LA VIEILLE, de désespoir, elle a retiré son foulard de la tête et s'arrache les cheveux comme si elle était devenue folle : Ah, hélas, pauvres de nous, qu'a-t-elle fait, elle a jeté le fuseau dans le feu ! Elle a jeté le fuseau dans le feu ! Ah, hélas !

Le Grand-père agite la main (que le diable vous emporte toutes les deux!) et en se retournant sans un mot claque la porte. Le gramophone continue à jouer.

Eva s'est assise tranquillement sur le trépied et recrache la fumée de sa cigarette, et…

LA VIEILLE court follement, agite ses mains et se lamente : Ah, hélas ! Pauvre de moi ! Femmes ! Femmes ! Que faire ? Le fuseau ! Mon fuseau ! Pauvre de moi ! Ah, hélas ! Mon fuseau ! Elle se précipite dans la nuit, et sa voix s'entend encore derrière la scène.

Une pause.

Eva remonte une nouvelle fois avec grand calme le gramophone, roule une cigarette, boit du rhum et perd son regard dans l'obscurité à travers la fumée. Les brumes roulent épaisses, le feu flambe, la dépression. On entend la pluie sur les marquises et les gouttières.

Eva plonge ses yeux dans la nuit et regarde les navires illuminés, l'Amérique, les villes. On voit les fanaux rouges et verts des bateaux qui flottent dans l'obscurité, et les lumières des villes lointaines scintillent dans son imagination comme des feux de Saint-Jean. Tout cela se voit. Les navires illuminés sur l'eau et les villes. Le sanglot lointain, lointain et à peine audible d'une sirène et la musique.

EVA : Les bateaux ! Les bateaux illuminés si magnifiques ! On y joue de la musique, on danse, on boit, les villes flamboient, tout est gai, grand, vivant ! Oh, tout vit ! Que je m'assieds sur un bateau, que je regarde l'eau, la puissante eau noire, et le navire vogue tatatatata-tatatatata, et tout demeure derrière moi ! Plus jamais en arrière ! Oh ! Oh ! Un profond soupir. Un silence déprimé. Une pause. Horvat arrive et s'assoit sur le banc près du feu sans un mot. Il est abattu et étonnamment pâle. Il  fixe ainsi le feu des yeux, et cela dure un temps long. Le vent. La pluie.  Horvat boit du rhum de la bouteille qu'Eva lui a immédiatement offerte.

EVA : Et que t'arrive-t-il ?

HORVAT : Et rien ! Que pourrait-il m'arriver ! Je n'ai rien !

Une pause.

Eva : Tu veux du café noir ? Il en reste.

HORVAT : Eh, donne ! Il roule une cigarette et fume, Eva lui sert une café noir dans un verre cassé.

Une pause.

HORVAT il renifle : Mais quel diable pue comme l'enfer ! Quelque chose ne s'est pas enflammé ? 

EVA : Ce n'est rien ! J'ai jeté le fuseau de la vieille dans le feu ! J'en avais jusque-là. Elle effleure son front de son index. Une pause. Il t'arrive quelque chose !

HORVAT : Pas le moins du monde ! Il boit son café noir, sirote du rhum, recrache nerveusement de la fumée. Une pause. C'est une maison de fous en bas ! Je ne peux plus le supporter ! Tout cela est maudit ! Eva se tait. Ce fou menteur a de nouveau réuni là-bas autour de lui tous ces porcs sournois et leur parle de Dieu. Tomerlin le boîteux discute de Dieu ! Eh-eh ! Lukač aussi est là-bas ! Le fils de Lukač ! Tous ! Tous ! Tous les filous et les voleurs du monde entier s'accroupissent près de lui et ils parlent de Dieu. Il a découvert Dieu sous la terre, trois cent cinquante mètres sous la terre, il a découvert Dieu à trois cent cinquante mètres de profondeur sous la terre !

EVA : Moi aussi j'ai été sous la terre et j'ai lavé le linge des Japs là-bas, et je n'ai découvert personne ! Mais tu ne fais ainsi que parler en l'air ! Et alors ! Toi non plus tu ne peux pas vivre sans l'autre en bas. À présent, tu fais semblant de te révolter, mais il ne sortira rien non plus de tout cela ! Tu y retourneras !

HORVAT : Quand tout est ainsi affreusement embrouillé ! Tout est si embrouillé ! On ne sait rien clairement ! Voilà ! Je suis nommé par décret du ministère à son poste ! Et il a tout à fait logiquement repris son poste, et, maintenant, est-il enseignant ou non, suis-je enseignant ou non, et qu'en est-il des décrets, et que va-t-il se passer ? Cela fait déjà un mois que les papiers ont été envoyés, et rien encore ! J'ai voulu partir, me désister, mais il ne veut pas, et j'ai voulu…

EVA : Il est devenu paresseux ! C'est mieux pour lui de discuter ainsi de Dieu plutôt que de se chicaner avec les enfants ! Oui ! Eh-eh !

HORVAT : Et je voulais partir ! Retourner en ville ! Mais comment ? Comment ? Ah, de nouveau retourner dans cette satanée ville ! Mais je ne peux pas non plus tout laisser ainsi ! Et tu es là aussi, et elle est là aussi ! Comment puis-je la laisser, maintenant, dans tout cela ?

EVA : Qui ?

HORVAT : Mais Marijana !

EVA : Comment tu peux la laisser ?

HORVAT : Mais elle ! Maintenant que tout s'est ainsi compliqué, je ne peux pas l'abandonner ! Et que va devenir l'enfant ?

EVA : Mais quel enfant ?

HORVAT : Mais avec cet enfant ! Marijana jure qu'il s'agit de mon enfant !

EVA : Eh-eh ! Eh-eh ! Elle rit de bon cœur et ne parvient pas reprendre haleine : Ah-ah-ah, ah-ah-ah ! Tu es encore un enfant ! Un enfant morveux ! Elle était déjà enceinte du serveur quand tu es arrivé ! Je le sais ! Moi, je peux aussi te le jurer ! Elle remonte le gramophone qui s'est arrêté.

HORVAT : Oui ! Je le sais ! Mais elle jure que c'est ainsi, et que puis-je pour elle ? Si je pars, elle dit qu'elle se tranchera les veines des poignets le jour-même ! Ce soir, il y a eu de nouveau là-bas des scandales à propos de rasoir et de veines, et que sais-je de quoi encore ! Tout cela me dégoûte ! Je ne peux pas exprimer combien tout cela me dégoûte ! Elle ! Elle est malade, crasseuse, affreuse, cancanière, stupide ! Elle terrorise tout le monde avec son maudit rasoir ! Et ces maudites veines ! Les enfants se disputent et cassent des noix et rient et sont épouvantables ! Et lui est assis comme une momie et continuellement à propos de Dieu ! Et où vais-je aller ? Que vais-je faire ? Que je retourne en ville ? Oh, en ville ! Femme, si tu savais ce qu'est cette odieuse ville ! Là-bas, tout est encore plus horrible et plus fermé encore que tout cela ici ! Je ne peux pas ! Je ne sais absolument rien !

EVA : Tiens, bois ! Tout va bien se passer ! Laisse tout cela ! Que le diable emporte toute cette old country ! Nous irons dans le pacifique. Un ticket, et sur le premier bateau ! Laisse cela ! Salut ! Nous sommes encore jeunes ! Tout s'oubliera comme si cela n'avait jamais existé ! Eh-eh ! Et comment ! Eh-eh !

HORVAT : J'aimerais me libérer de tout cela ! J'aimerais me relever de tout cela, tout simplement en vingt-quatre heures me relever et partir ! Tu crois peut-être que je ne le voudrais pas ? Mais je ne peux pas ! Tout cela s'est trop profondément implanté en moi pour que je le puisse ! Trop profondément ! Oui ! J'ai pensé : je vais passer ces examens minables puis partir quelque part en province dans quelque lycée comme professeur. (En fin de compte, il faut bien que quelqu'un soit professeur.) Là-bas, je débiterai au lycée mes quinze ou dix-sept heures hebdomadaires et le reste du temps sera à moi ! Je serai entre ces quatre murs seul avec moi-même, tu comprends, je me reposerai dans ce silence, je vivrai ma vie là-bas comme l'entend ma sainte volonté ! Je me guérirai de tout cela ! Oublier tout cette stupidité, cette idiotie, cette crétinerie, tout cela je l'oublierai ! J'oublierai le front et même que j'ai été un soldat impérial ! Tu sais ce que cela signifie, femme, d'avoir été un soldat impérial ? Ces nuits affreuses et interminables quand l'homme écrasé et épuisé comme un chien battu se traîne dans cette boue et sent dans ses narines la fumée qui jaillit sous les toits de chaume, et tout est noir, fuligineux, enfumé, et tout est suffocant ! On ne voit rien nulle part ! Seul un pou rampe sur le cou ! Un pou blanc gras et repu ! Oh, et alors cette rédaction ! Femme ! Un enfer où les journaux puent ! Qui pourrait étudier pour un examen dans cet enfer ? Qui le pourrait ? Tu es assis dans ces revues nocturnes et tu vis et tu sens que ce n'est pas du tout une vie ! Des hommes humiliés, écrasés, empoisonnés vivent avec toi, et tu sens comment tu te décomposes avec eux, comment vous êtes tous teigneux et pourris et comment il n'y a pas d'issue pour vous ! Durant des nuits et des nuits interminables et longues, tu es assis et tu écris dans des journaux puants, et tout n'est que de la crotte, de la boue, de la puanteur, de la puanteur ! Tu sens toujours clairement seulement comment tu t'embourbes, toi et tous les autres, toute la rédaction, toute la ville, toute la vie, tout cela s'est embourbé comme dans une teinture empoisonnée et pourrit. Et tu te tourmentes, et tu te tourmentes, et tu sens le besoin profond et vigoureux de tout passer, de sortir de tout cela car tu vas te noyer ! Un polype terrible va t'étrangler, tu dois te sauver ! Oh, tu n'as pas idée comme tout cela est dur ! Comme s'est indiciblement dur !

Une pause. La pluie.

EVA : Pardieu, je ne peux pas te comprendre ! Tu ne fais que gémir et te plaindre et tu ne parviens pas à t'en aller nulle part ! Je ne sais pas ce que tu veux dire par là. En cela, pardieu, je ne comprends rien ! J'ai été une jeune femme de dix-neuf ans : je suis restée comme un arbre étêté sans personne à Pittsburg! Pas un mot d'anglais, et avec trois cents encore en tout et pour tout ! Et ces voleurs m'ont jetée à la rue ! Des tramways s'annoncent à gauche et à droite, les lumières s'allument, les cinémas, les dining rooms, les hôtels, tout cela joue, et que vais-je faire ? Eh, ma gorge s 'est serrée comme si toute la maison était morte en cet instant ! Et rien ! Il y avait là-bas dans une rue une femme de Vučjak qui était déjà depuis dix ans in America, j'avais son adresse, mais je ne suis tout de même pas allée chez elle la première nuit. Eh-eh ! Elle tenait un hôtel pour les niggers ! Eh-eh ! Et j'y suis pourtant allée ! Et après j'ai moi-même ouvert ma boutique, et j'avais une voiture ! Et quelle voiture ! Ces richards ici en ville qui conduisent leur voiture, eh, ils resteraient bouche bée s'ils avaient vu la mienne ! Eh ! Eh-eh ! Et à présent de nouveau rien ! Tant que l'homme est jeune et en bonne santé, quelle raison a-t-il de se désespérer ? Les coudes sont durs, Dieu merci, et les poings, puis la boxe ! La boxe ! Knock out ! Eh-eh ! All right ! Salut, toi ma désespérance ! Elle verse du café noir dans le verre et le mélange à du rhum.

HORVAT : J'ai rêvé cette nuit de tes nègres ! Quel rêve étrange !

EVA : Eh-eh ! Et quoi ? Des nègres, tu dis ? Les nègres portent chance ! Eh-eh !

HORVAT : Étrange ! Tout est si étrange ! Ils sont venus avec un accordéon et ont ruiné mon mariage ! Tout cela semblait être mon mariage avec une demoiselle de la ville que je connais déjà depuis l'enfance ! Et pourtant ce n'était pas comme un mariage mais comme un enterrement, un repas funèbre, une sorte d'étrange festin  sur des étoffes et des draperies mortuaires ! Des lauriers partout et des candélabres en argent, et des draperies noires et une longue table ! Ils étaient treize à cette table ! Treize ! J'ai bien compté et je me souviens exactement du chiffre treize ! Ma défunte mère et mon défunt père, et encore quelques connaissances de la ville et Marijana ! Marijana avec ses veines tranchées ! (Ses mains étaient tout ensanglantées!) Et Lazar ! Lazar parlait de Dieu et avait une longue barbe blanche ! Et Juro jouait de la guitare, et tout était terriblement compliqué ! Tous se disputaient et criaient les uns sur les autres, un scandale, un horrible scandale, des cris, de la vaisselle cassée ; je voulais apaiser tout cela, arranger tout cela, embrasser la jeune femme, me marier, sortir de cela, partir ! Être heureux ! Or tout était compliqué, tout incroyablement compliqué ! Marijana ne voulait pas, elle criait, se battait !

EVA : Et moi ? Où j'étais, moi ?

HORVAT : Tu étais toi aussi à table ! Et alors tes nègres sont arrivés, énormément de tes nègres, et ils ont tout chassé à coup d'accordéon et de balais… 

EVA elle rit : Ah-ah ! C'est bien ! C'est un bon rêve !

HORVAT : Tout comme s'il était réel ! Je voyais aussi nettement que je vois maintenant ! Ma défunte mère ! Son visage pâle et torturé ! Sa soie noire dans laquelle ils l'ont enterrée, et la grande broche de grenats rouges ! Et le défunt père avec son claque ! (Il ne m'était pas tout à fait net ! Il ressemblait quelque part fortement au vieux Hadrović!) Et tous les autres ! Tout était vivant ! Ils étaient assis à ce mariage ou cet enterrement, un repas funèbre, qu'en sais-je, et se disputaient, se disputaient affreusement, juraient, un scandale, un scandale inouï, un épouvantable scandale a résulté de tout cela !

 

Les orgues.

 

 

LE RÊVE FRÉNÉTIQUE ET SCANDALEUX DE KREŠIMIR HORVAT

 

Intermezzo furioso

 

On voit cette table dont parle Horvat. Tout est pompeux ; on ne sait pas, véritablement, s'il s'agit de la pompe d'une cérémonie religieuse ou si l'on célèbre une noce. Des draperies noires, des chandeliers, de la soie, du laurier, de l'argent.

I. Au centre de la table est assise LA JEUNE MARIÉE (Illusio sacra, Virgo fidelis aeterna, appelée vulgairement la Fortune). Le masque idéal d'une belle femme. Vingt-deux ans, blonde, svelte, avec de fines mains modelées. De la soie blanche, de riches dentelles, une couronne de myrte, un bouquet de roses blanches fraîches couvertes de rosée. À gauche de la jeune mariée la place est vide.

II. À côté de cette place, LA MÈRE (Mater dolorosa). Une femme grisonnante, corpulente, tête nue. De la vieille soie, à la mode des années quatre-vingt-dix, une broche rouge de grenats, un missel et un mouchoir de soie.

III. À droite de la jeune mariée, LE PÈRE (Pater diabolicus, legitimus, lupus). Un alcoolique au bord de la sénilité. Une tunique trop grande, cousue de velours. Un claque, une petite pipe, des gants blancs. Il est complètement soûl et tient à peine debout.

IV. VENGER-UGARKOVIĆ (Mentor infernalis). Une pèlerine, un calabrais, de l'alcool.

V. LE RÉDACTEUR EN CHEF, en pelisse et haut-de-forme (Doctor mysticus).

VI. POLUGAN, en jaquette grise (Figura misera neurasthenica).

VII. LA FEMME DE POLUGAN (Mulier samaritana). Distinguée, silencieuse, en toilette de bal de couleurs discrètes.

VIII. MARIJANA, en état de grossesse avancée. Les artères bandées aux mains d'où s'écoule du sang. Une fleur de pavot artificielle dans les cheveux. Elle fume beaucoup. Elle crie vulgairement (Magna peccatrix).

IX. ZLATKO STRELEC, en frac, un glacé blanc.

X. KELNER JURO, avec sa guitare.

XI. LAZAR MARGETIĆ.

XII. GRGA TOMERLIN.

 

Lorsque le rideau se lève, on observe ceci :

 

Polugan se dispute avec sa femme. Tomerlin Grga s'est levé et en fumant un cigare se dandine autour de la table nerveusement et voudrait dire quelque chose à tous, mais personne ne l'écoute. Marijana se querelle avec la jeune mariée en face d'elle et veut sauter par-dessus la table pour la frapper. Juro, le serveur, calme Marijana et la retient pour qu'elle ne se chamaille pas avec le père, qui ne permet pas à Marijana qu'elle insulte l'épousée et qui voudrait la violenter à son tour. La mariée et le chef sont calmes comme des statues de cire. Venger et Lazar débattent sur Dieu et jouent aux cartes. Zlatko Strelec boit, puis courtise la mariée et siffle quelque gaie mélodie.

POLUGAN remplit un verre, boit et fume : Oublier, ah, si je pouvais seulement tout oublier !

LA FEMME, touchée au vif : Et je t'en prie, tu es vraiment ennuyeux à éternellement chercher l'oubli. Qu'as-tu autant à oublier ? 

POLUGAN : Et tu as l'audace de me le demander ? N'est-ce pas ? Donc, pour toi cela dépasse vraiment la mesure ! Seule une femme peut être aussi effrontée !

LA FEMME : Excuse-moi ! Je ne me laisserai pas mordre ici sans rien dire ! Qu'as-tu éternellement à oublier ? Un sanglot bruyant. Ici, un être sacrifie sa jeunesse, son bonheur, et c'est là son remerciement ! Voilà ! Tu as ce soir un chou-fleur délicat ! Tu rêves toujours de choux-fleurs, mais aujourd'hui tu n'en as pas goûté un morceau ! Pourquoi ne manges-tu pas, s'il te plaît ?

POLUGAN il roule cigarette sur cigarette : Je n'ai pas faim ! Laisse-moi tranquille !

LA FEMME : Je n'ai pas faim ! Je n'ai pas faim ! Quelles sont ces manières ? C'est ostentatoire ! Tu fumes, tandis que les autres mangent ! Tu me portes sur les nerfs !

MARIJANA elle crie par-dessus la table sur la jeune mariée : De cela, il ne peut en être question ! Vous m'avez entendue, ma chère ? Vous m'enterrerez ici morte plutôt que je vous voie avec lui devant l'autel ! Que croyez-vous ? Que je suis un chiffon sur la route ? Parbleu !

JURO avec sa guitare dans une main, apaise Marijana : Mais, Marijana ! Écoute, Marijana ! Marijana, je t'en prie !

Marijana s'extirpe, court autour de la table et attaque la mariée. Le père, la mère et Zlatko Strelec protègent la mariée.

STRELEC : Je vous en prie, madame, considérez la situation dans laquelle nous nous trouvons ! Est-ce correct de gâter ainsi la noce de quelqu'un ?

LA MÈRE, saisissant le père par la main : S'il te plaît, papa, ne me fais pas souffrir ! Je t'en prie comme Dieu, calme-toi ! Il y a encore du temps pour tout !

LE PÈRE, brutalement et troublé par l'alcool : Ce n'est pas vrai, il n'y a pas le temps ! Un homme ici à sa propre table ne peut pas faire ce qu'il veut et comment il le veut ! Il se met en rage, frappe sur la table avec colère et casse un verre. C'est tout de même un scandale ! Ici à ma propre table !

LA MÈRE, désespérée : Papa, je t'en prie, contrôle-toi ! Tu vois bien que nous ne sommes pas seuls ! Honte à toi !

LE PÈRE : Pourquoi devrais-je avoir honte ? De quoi devrais-je avoir honte ? De cette si belle compagnie ? De telles mégères soûles ! N'est-ce pas ! C'est un bien mauvais tour qu'il s'est joué à lui-même monsieur ton fils ! Et tout cela est de ta faute ! C'est ton enfant ! Vous entendez ? La langue entre les dents ! Allez-vous-en, ouste, ouste…

MARIJANA : Fi ! Ayez honte ! Vous allez m'empêcher, n'est-ce pas ! Un tel charretier ! Je vais lui arracher les yeux ! Laissez-moi ! Juro la retient pour qu'elle ne bascule pas dans une furie furieuse.

STRELEC : Monsieur ! S'il vous plaît ! Calmez-vous ! Tenez, il y a là du mousseux, du bourgogne, du vermouth, que désirez-vous ? Il verse un verre de mousseux et fait boire le vieux. Le père s'est relâché sénilement et s'est assis. Strelec et Juro apaisent Marijana et elle s'en retourne ivre à sa place.

POLUGAN : C'est ainsi ! Je te porte sur les nerfs, et toi non ? Eh-eh ! S'il te plaît, laisse-moi en paix car je pourrais bien encore ce soir perdre la forme !

LA FEMME : Je sais moi ce que tu as en vue ! Je le sais ! Cela fait déjà des années que tu me ronges avec ton maudit silence ! C'est abject de ta part !

POLUGAN : Abject, oui ! Tout est abject venant de moi ! Je suis l'homme le plus abject au monde, naturellement ! Ah-ah ! Une canaille ! Je suis un être abject, un vaurien, un démon, une canaille, une horreur ! Eh-eh ! Allez, je t'en prie !

LA FEMME : Pourquoi gardes-tu toujours tes pensées en toi ? Explique-toi donc une bonne fois ! Fournis quelque chose de concret ! Que j'entende ! Que j'entende ! Si tu avais ne serait-ce qu'un atome de quelque chose d'humain en toi, tu ne boirais pas ainsi mon sang goutte à goutte jour après jour ! Elle sanglote bruyamment et essuie ses larmes avec un mouchoir.

POLUGAN : Mais de qui je bois le sang ? Où est celui de qui je bois le sang ? Je suis tranquille et, voilà, je m'occupe de mes affaires à ma place et ne fais rien à personne ! Je suis dans mes pensées !

LA FEMME : C'est justement que tu te tais sans cesse sournoisement, et cela dure déjà depuis des années !

POLUGAN : Et que voudrais-tu ? Que je rie ? Bon, d'accord ! Je vais rire ! Ah-ah, ah-ah ! Un rire anormal, forcé, exalté. Que voulais-tu montrer de cette manière ? Qu'il y a un beau et délicat chou-fleur ? Ah-ah ! Voyons donc ce fameux chou-fleur ! Ah-ah ! Très bon ! Délicat ! Ah-ah ! Excellent ! Il prend beaucoup de ce chou-fleur. Ostentatoirement beaucoup. Il se force à manger tout en riant.

LA FEMME : Je ne peux plus le supporter ! Cela dépasse mes forces ! Elle s'est levée et a frappé de la fourchette contre l'assiette hystériquement. L'assiette s'est brisée, la femme s'est enfuie en courant et pleure et gémit

POLUGAN, il s'est précipité derrière elle : Toute la journée je dois endurer la tyrannie des autres, n'est-ce pas, et lorsqu'il serait normal qu'ici dans cette soi-disant cellule familiale je souffle un peu, alors je dois subir un tel cirque ! Je demande à ce qu'on me l'accorde ! Ce ne sont pas des manières !

Jusqu'à cet instant, Eva et Horvat ont considéré cette vision tout à fait passivement. Ce n'est qu'alors que Horvat se pénètre du problème et, comme si tout cela le concernait personnellement, qu'il se lève.

HORVAT : C'est la femme de Polugan ! Il est mon ami et un collègue de la rédaction ! Elle est une paisible samaritaine qui a été bonne avec moi! (Eh-eh!) Elle m'a pompé quelques litres de sang et m'a toujours fait croire qu'elle était bonne avec moi ! Une samaritaine ! Ici, elle se déchire avec son mari ! Ici, une scène survient à cause de moi ! C'est de mauvais goût ! Oh, comme c'est de mauvais goût ! Il s'est rendu auprès de Polugan et le calme amicalement et intimement : Mon garçon, je t'en prie ! Tout de même ! Il vaut mieux que tu te contrôles ! Cela n'a aucun sens !

POLUGAN : Selon ta volonté, mon ami ! Mais exclusivement selon ta volonté ! Ils se prennent dans les bras et vont jusqu'à la table et là trinquent et boivent.

LA FEMME DE POLUGAN s'est levée et regarde amoureusement Horvat : Comme sa voix est merveilleuse ! Tranquille et célèbre voix !

MARIJANA : Et pourquoi ne le laissez-vous pas en paix ? Pourquoi lui écrivez-vous des lettres ? Vous croyez donc que je n'ai pas lu vos lettres ? Je les ai toutes lues jusqu'à la dernière ! Mais écoutez bien ce que je vous dis : sortez-le vous de la tête ! Je suis la mère de son enfant, je ne le cède pas !

LA FEMME : Que vous arrive-t-il, madame ? Que délirez-vous ?

MARIJANA : Je ne délire en rien ! Sortez-vous monsieur Horvat de la tête ! Il est à moi !

LA FEMME : Je ne comprends pas ! Qui est à vous ? Comment monsieur Horvat est-il à vous ? Il n'est pas à vous, il est à moi !

MARIJANA : Vous avez votre mari ! Pourquoi vous mêlez-vous là de mes intérêts ? Et qui va s'occuper de l'enfant ! C'est facile de se promener en décolleté dans les banquets et de flirter ! Mais cela ! Vous ne me le prendrez pas !

LA FEMME : Quoi ? Monsieur Horvat serait donc avec vous ? Non ! C'est un mensonge ! Ce n'est pas possible !

MARIJANA : Bien entendu ! Ce n'est pas possible ! Je l'ai inventé ! Tenez, s'il vous plaît, je vous en prie ! Et qu'est cela ? Elle montre son état avancé de grossesse. Eh-eh ! Je vous en prie !

LA FEMME, chancelant de désespoir : Donc, c'est ainsi ! C'est ainsi ! Fi ! Il me dégoûte ! Je pourrais lui cracher au visage combien il me dégoûte ! Oui ! J'ai compris en cet instant toute sa bassesse infinie ! La canaille ! Maudite canaille répugnante ! Et moi ? Qu'ai-je fait ? J'ai déchiré tout ce qui était honnête et pur, j'ai tout sali, tout trahi ! Elle s'arrache les cheveux, elle s'est agenouillée et pleure dans le désespoir d'une sorte de repentir imaginaire.

POLUGAN il embrasse Horvat et lui baise les mains et ils boivent amicalement : Tu es mon bon camarade et ami, la lumière de mon illusion ! Tu ne t'effondreras pas ainsi comme moi ! Tu sortiras de tout cela, tu l'emporteras ! Tu es fort, bon, mon ami, à moi, oh, comme je suis malheureux !

Des sanglots amicaux et alcoolisés.

LA FEMME elle les regarde avec beaucoup de haine ; elle s'est levée et s'est rendue d'un pas décidé vers Horvat : Ayez honte ! Voilà, à quelle affaire vous m'avez mêlée ! Je dois me tenir ici avec de telles femmes ! Vous auriez pu me l'épargner ! Oh, Seigneur, quelle faute ai-je commise ? Elle sanglote fortement. Vous m'avez souillée ! Voilà ! Je suis toute boueuse ! Je suis toute empuantie ! Vous m'avez horriblement salie ! Toi aussi, il t'a sali, mon mari ! Excuse-moi ! Elle s'agenouille devant Polugan. Toi aussi, il t'a sali ! Il te ment, il te trompe ! C'est une canaille ! Je l'ai aimé comme Dieu, et lui m'a salie ! Pardonne-moi, pardonne ! Tout est de sa faute !

POLUGAN, les yeux pleins de sang, il froisse la nappe : Quoi ?

LA FEMME : Il te trompe, il n'est pas ton ami ! Il m'a juré qu'il m'aimait et il te prend pour un crétin, pour un paralytique, oui, lui !

POLUGAN : Femme ! Tu deviens folle !

HORVAT : Madame est énervée ! Elle ne sait pas ce qu'elle dit !

FEMME : Je ne suis pas du tout énervée ! Cette malheureuse femme m'a maintenant ouvert les yeux ! Maintenant, je sais enfin clairement ce que vous valez en vérité ! Ayez honte ! Ayez honte ! Mon cher ! Il a détruit tout ce qui était à nous ! Il s'est jeté sur moi comme un vautour et m'a déchiquetée ! Et je ne crois plus le moindre de ses mots ! Tout est mensonge ! 

POLUGAN il se jette sur sa femme : Donc il y avait quelque chose en fait ? Qu'y avait-il ? Et pourquoi ne me l'a-t-on pas immédiatement rapporté ? Plutôt que de me laisser des nuits entières souffrir comme percé de clous ! Que le fiel bouillonne dans mon cœur et qu'il me coule dans le cerveau goutte à goutte. Fi ! Tu me dégoûtes ! Fi ! Tout cela est odieux ! Comme il semble vouloir frapper sa femme, Horvat se précipite pour l'empêcher.

HORVAT : Mais, enfant de Dieu, que t'arrive-t-il ? Quelles manières barbares ce sont là ?

POLUGAN le repousse comme s'il allait en venir aux mains avec lui : Va-t'en ! Je ne peux plus te voir !

VENGER, qui a suspendu son débat sur Dieu avec Lazar : Eh, tu vois, mon cher fils ! Il faut croire en Dieu et vivre dans la moralité ! Alors de telles choses ne se produisent pas !

HORVAT : Vous mentez ! Vous mentez sur tout ! Je ne crois pas le moindre de vos mots ! Vous êtes un menteur paranoïaque ! Alors ivre, vous avez menti quand nous avons traduit César avec vous au lycée ! Alors aussi, vous sentiez si fort ! Vous mâchouilliez vos aiguilles de pin sous le nez, et vous m'avez frappé, et vous m'avez menti, et vous étiez soûl ! Et qui sait, peut-être que tout aurait pris un tour différent dans la vie si vous ne m'aviez dès le début empoisonné ! Vous avez le premier commencé à me frapper !

VENGER : Vous mentez, et pas moi ! Je me souviens très bien de vous ! Dans la troisième B, le cinquième banc à droite, près du mur ! Vous étiez superficiel, indolent, arrogant ! Et vous vous querelliez par provocation ! Et moi je buvais ! C'est la vérité ! (Mais je devais me fourrer la tête quelque part et oublier!) Ma femme est alors décédée, et la maladie l'a dévorée ; et le bois, et les enfants, et la fille, et les traites, et les intérêts ? Eh-eh ! Mais puisque l'homme apprend à marcher, pourquoi pas à boire une gorgée ?

La femme de Polugan gémit et tape de la tête au sol.

POLUGAN il s'est agenouillé à côté d'elle et la supplie de lui pardonner : Pardonne-moi, pardonne-moi !

EVA ce n'est que maintenant qu'elle est entrée après Horvat dans le cadre de ces événements : Je t'en prie, laisse tout cela ! Tout cela n'a aucun sens ! Partons ! J'ai des billets disponibles ! Le bateau attend !

MARIJANA furieuse : Où allez-vous ? En Amérique ? Et pardieu ? Et moi je reste ici toute seule ? Il n'en est pas question ! Vous ne ferez un pas de plus nulle part ! Seulement par-dessus mon cadavre ! Les hommes ! Messieurs ! Femmes ! Regardez cette bête ! Vous croyez donc que c'est une Américaine ? Qu'elle a apporté des dollars et qu'elle porte de la soie pour cette raison ? Eh-eh ! Elle est la fournisseuse du maquis de la désertion et elle revend la marchandise qu'ils ont volée ! Une bague ensanglantée et des boucles d'oreilles ! Je vais la dénoncer aux gendarmes ! Les gendarmes vont l'arrêter et l'emmener ! Eh-eh ! Monsieur n'ira nulle part en Amérique ! Il n'en est pas question tant que je suis vivante !

TOMERLIN il crie : Messieurs ! Je veux dire un mot ! Je dois vous dire au nom de la commission scolaire que monsieur a vendu la cuve de l'école et que nous avons nos droits ! Il doit nous rendre la cuve de l'école !

STRELEC : Mesdames et messieurs ! Ce que vous croyez essentiel est tout à fait sans importance dans la vie ! Le plus important c'est ceci : savoir vivre. La vie est un bienfait de Dieu, et l'essentiel est que l'homme sache vivre ! Mesdames et messieurs ! Je vous demande à quoi bon créer des problèmes où en vérité il n'y a pas de problèmes ! Asseyez-vous ici ! Oubliez tout cela ! Je lève ce verre à la santé de nous tous ! En l'honneur de la sagesse de la vie ! En l'honneur du talent sacré de la vie ! Asseyons-nous ! Buvons ! À la santé !

EVA : Si tu t'assieds maintenant ici, alors tout est de nouveau gâché. Le bateau part, et on ne sait pas jusqu'à quand nous en attendrons un autre ! Je t'en prie, sois raisonnable ! Nos billets seront perdus !

HORVAT : Mais oui, naturellement ! Tout cela n'a pas de sens ! Naturellement !

LA MÈRE : Fils, mon cœur ! S'il te plaît, sois sage ! Écoute ta mère ! Assieds-toi ici à côté de nous ! Je t'en prie, voilà, tu vois, je te supplie les mains jointes !

LE VIEUX, il est complètement ivre, dans le délire. L'alcool le retourne et il a des renvois : Et pourquoi prends-tu toujours des gants avec lui ? Et les mains jointes ! Est-il un saint pour que tu le supplies les mains jointes ? Je te l'interdis ! C'est un voleur, et un fainéant et un vaurien, et pas un saint ! Le mieux aurait encore été que je l'étrangle dans le berceau ! Il veut se lever et se jeter sur son fils, mais il titube et tombe en arrière

LA MÈRE elle se tord les mains, désespérée : Par Jésus crucifié ! Que va-t-il se passer ? Papa chéri, je t'en prie, tiens-toi bien au moins ce soir ! Je te prie comme Dieu, ne crie pas !

LE VIEUX : Et pourquoi je ne crierais pas ? Comment, ne crie pas ? Est-ce honnête, faire un tel scandale de sa vie ? Tiens ! Regarde cela ! C'est la vie de ton fils respectable ! C'est ce qu'il a fait de lui ! Ton fils ! Ton Dieu ! C'est ce qu'il a fait de lui ! La police devrait mettre de l'ordre ici ! Oh, si je l'avais étranglé de mes propres mains !

HORVAT, dans ses méditations : Je ne peux pas comprendre justement tout cela ! Que faudrait-il faire ici ? Comment saisir cela, cette chose ? Que signifie tout cela ?

LAZAR : Tout cela est très simple ! Chacun de nous ici a encore des comptes à régler avec vous ! Et tout cela se peut, mon cher, dans l'amour et l'harmonie ! Dans une explication réciproque. Il n'y a pas entre un homme et un autre homme un tel abîme que l'on ne puisse par-dessus jeter un pont ! Il suffit d'avoir de la bonne volonté et reconnaître ses torts ! Dès le moment où l'homme se sent coupable, la chose se règle d'elle-même !

HORVAT : Je ne comprends pas cela ! Je ne vous comprends pas ! De quoi suis-je coupable à l'égard de qui que ce soit ? Pourquoi serait-il en mon pouvoir que tout cela s'arrange ? 

LAZAR : Vous êtes coupable ! Comment ne seriez-vous pas coupable ? Tout homme est coupable !

HORVAT : Et tous ceux-là sont aussi coupables à mon égard que je le suis au leur ! Je ne reconnais pas que je devrais jouer là un certain rôle ! Que puis-je y faire ? Je ne suis en rien plus coupable que tous les autres !

LA MÈRE : Il y a beaucoup à faire là, fils ! Ah, beaucoup ! Fils, je t'en prie, entends-moi ! Ta mère te supplie ! Permets que nous nous expliquions ! Il n'est pas possible que nous ne parvenions à nous comprendre ! S'il te plaît, viens ! Viens ! Ce ton apaisant de la mère est efficace. Tous sont retournés s'asseoir à table. Même Horvat et Eva.

LA MÈRE : Personne n'est coupable qu'il en soit ainsi, mon fils ! Mon enfant ! Mon enfant unique ! La manière dont les choses se présentent maintenant n'est pas bonne ! Tout cela devrait être pris par l'autre côté ! Mon fils ! Il faut faire là quelque chose, pour l'amour de Dieu ! Mon unique ! Mon enfant ! Seigneur ! Quand tu étais encore petit et que tu criais dans la maison, je pensais qu'une étoile brillait au-dessus de ta tête ! Je croyais en toi ! Puis quand tout cela est devenu horrible, et le raccommodage, et le nettoyage, et les dettes, et la cuisine, et celui-là, toujours, comme il est maintenant (le père de la tête), j'ai voulu me noyer, mourir, mais tu étais mon espoir, mon unique espoir ! J'ai rêvé de toi à l'église, mon fils ! Mon enfant ! Tu étais mon bonheur, mon salut, et, vois, comme tout cela a horriblement fini ! Mon fils, où est notre bonheur ? Des sanglots. Une scène sentimentale. Toutes les femmes pleurent comme à un enterrement. Tous ont baissé la tête. Une pause

HORVAT : Ce sont des phrases ! Le bonheur n'existe pas ! Tout cela n'a pas de sens !

LE VIEUX : Voilà, messieurs ! On ne peut rien faire de lui ! Il est têtu comme ce tuyau de pipe là ! Il tape de la pipe sur la table.

POLUGAN : C'est un chien, ce n'est pas un homme !

LE CHEF, avec beaucoup de mépris : L'expression typique d'un élément destructeur !

EVA elle fait un signe de la tête à Horvat pour qu'il se lève et qu'ils s'en aillent : Partons ! Partons !

HORVAT : Attends ! Laisse-moi ! Je ne peux pas maintenant tant que je ne m'explique pas ! Il faut dire quelque chose ici ! Oui ! La chose est ainsi ! Quand je vous regarde ainsi réunis, tous autour d'une table, comment vous me regardez tous, et quand je ressens la haine, la haine affreuse qui flambe dans vos yeux, quand je voudrais contracter tout mon cerveau pour me rappeler pourquoi en vérité vous me haïssez, je ne pourrais pas le faire ! Pourquoi grondez-vous contre moi comme si j'étais coupable à votre égard de quelque chose ? Pourtant, je vous ai tous portés sur mon dos ! (Combien de nuits seulement ai-je veillé à cause de vous et versé combien de larmes?) Et que m'avez-vous donné en échange ? Vous ne m'avez rien donné ! Vous ne m'avez rien donné ! Le fait que vos femmes m'aient embrassé deux-trois fois ? Chose ridicule ! Est-ce donc si important ? Ridicule ! Serait-il donc écrit quelque part que la femme est la propriété privée de l'homme ? Vous me haïssez tous, en commençant par mon propre père jusqu'à ceux d'ici ! Et vous ne voulez pas reconnaître que moi je vous ai aimés ! J'ai aimé chacun d'entre vous ! (Je vous ai enveloppés toutes les nuits dans le plus fin tissu de mes pensées!) Et cette femme ici, et cet ivrogne puant, et ce misérable là, et ses dents jaunes, et les yeux ensanglantés ! Combien de fois ai-je senti que je pourrais donner ma propre vie pour chacun d'entre vous ! Tellement je vous ai aimés ! Un rire. Il y a quelque chose d'étrange dans ce rire.

LE CHEF : Ainsi, vous nous avez aimés, mon jeune monsieur ?

LA FEMME DE POLUGAN : Ah-ah ! Il nous a aimés !

MARIJANA : Fi, comment il ment ! Messieurs ! C'est le plus ordinaire filou et un coquin qui m'a volée ! Il a bu mon sang goutte à goutte jusqu'à ce qu'il l'ait pompé entièrement ! Je l'ai nourri et désaltéré et habillé, relevé de la rue sous mon toit, et alors, quand il a trouvé cette Américaine, il m'a frappée du pied ! Alors il a voulu m'étrangler ! Oui ! Cela, je ne l'avais encore jamais dit à personne ! (Je l'aurais tu même sur mon lit de mort!) Mais quand vous mentez aussi odieusement, qu'on le sache ! Hommes ! Entendez ! Ce coquin ici a voulu m'étrangler ! La panique. Une pause. La mère s'est levée et tremble. Oui ! Il s'est levé une nuit, s'est approché silencieusement de moi, ah-ah, mais je l'ai vu, ah-ah, je l'ai vu quand il est passé par la fenêtre, et alors j'ai réveillé les enfants et provoqué un vacarme, oui, ah-ah, ah-ah, celui-là ici, il est venu, oh, pour me tuer. Un sanglot dément. Lazar a étreint Marijana et la réconforte comme une malade.

LA MÈRE : Fils, par le Dieu tout-puissant ! Qu'est-ce que j'entends là ?

HORVAT : Mensonge ! Tout cela n'est que mensonge ! Elle a tout inventé !

LE CHEF, juridiquement : Au contraire ! Cela est très vraisemblable ! S'il vous plaît, messieurs, regardez seulement cette femme malheureuse ! C'est un squelette jaune et décharné qui se tient devant nous ! Il est évident que c'est cette brute qui a fait cela d'elle ! Et de telles personnalités destructrices veulent abattre les fondements de notre morale et de notre assurance ! Ils aboient contre notre morale ! Ils parlent de nous avec une sorte de supériorité ? Ah-ah ! De quel droit, messieurs ? Un tel don Juan rusé et calculateur ! Un apache qui suce le sang de ses victimes ! 

HORVAT : S'il vous plaît ! Regardez ici messieurs Polugan et Venger. Regardez ce que vous avez fait de ces miséreux ! Ah-ah ! Vous que l'on devrait accuser comme assassin et filous, vous voulez ici me jugez ! Vous, l'hypocrisie incarnée ! Coquins ! Vous, vous…

POLUGAN : Pardon, je n'ai absolument pas besoin ici que tu sois mon avocat ! Occupe-toi de tes affaires ! Voilà ! Tu ne peux rien dire pour ta défense ! Tout est contre toi ! Tout est contre. Tout ! Tout !

HORVAT : Et que voudriez-vous ? Que je m'agenouille ici devant vous et que je me frappe la poitrine et vous supplie de me pardonner ? Que devant vous tous je me frotte de boue et m'écorche jusqu'aux chairs ? Que voudriez-vous de moi ? Que vous me fassiez tous la leçon et me prouviez que j'ai vécu stupidement ? Laissez-moi ! Je suis aussi sensé que vous, et je vois moi-même que tout cela est stupide et décousu ! Et quel sens cela a-t-il, rouler là-dessus des yeux pharisaïques et se lamenter et se repentir ? Il fallait prendre à gauche plutôt qu'à droite ! Alors encore à droite au lieu de prendre à gauche ! Toujours l'inverse, et ainsi de suite. Toujours tout à l'inverse que ce qui était ! Mais je suis toujours allé de travers, cela je le reconnais moi-même ! Pour cela, vous ne m'êtes pas utiles ici comme donneurs de leçons ! Mais je me suis tourmenté ! Je me suis toujours tourmenté ! Et à gauche et à droite, je me suis toujours tourmenté ! Et toujours, et toujours, et je ne pouvais pas faire autrement ! Oui ! Cela ! Je me suis toujours tourmenté !

LAZAR : Un homme dans la vie doit avoir davantage de bienveillance que vous n'en n'avez ! L'homme se dévore et se mord lui-même jusqu'aux os comme une bête furieuse, s'il vit comme vous : sans Dieu et sans amour ! Il faut tout illuminer de sympathie comme avec un réflecteur, et alors tout s'harmonise mécaniquement de soi-même ! C'est ce principe, mon cher, que vous ne voulez  aucunement appliquer sur vous-même ! C'est pour cela que tout est ainsi, sans résultat !

HORVAT : Vous êtes épouvantablement ennuyeux, mon cher monsieur, avec votre simplisme pharisaïque ! Je ne sais déjà combien de fois je répète que de moi – profondément, au plus profond de moi – sourd une sorte de terrible négation ! Je voudrais vivre, et en même temps, je ne voudrais pas vivre ! La femme de Polugan rit ironiquement et avec beaucoup de sarcasme. Oui, madame ! C'est comme cela ! C'est la vérité ! À l'instant où j'aime une femme, et quand je convoite la vie, et quand il me paraît que je pourrais vivre, alors je me mens à moi-même. Car, en vérité, je ne veux pas vivre ! Je n'ai jamais voulu vivre ! Déjà petit enfant, je voulais me jeter du deuxième étage ! (Nous avions des petits poissons à la fenêtre du deuxième étage. Les petits poissons se jetaient de leur bocal dans la boue !) Je voulais moi aussi me jeter ainsi dans la rue comme les petits poissons de leur bocal ! Vivre me faisait mal ! Ces longues nuits quand je veillais et regardais la lampe nocturne qui tremblait sous la Vierge me faisaient mal ! La Vierge de Lourdes avec un voile bleu et une couronne ! Je voulais alors déjà mourir, et je n'avais pas encore cinq ans ! Et cela m'a été la plus profonde perception de ce que j'étais en vérité ! Toutes mes autres tendances et instincts et désirs, tout le reste importe peu ! Ces déclarations et ces considérations sur lui-même, tout cela est irréel.  Volte-face au vérisme et la réalité. Et je me serais certainement tué s'ils ne m'avaient attrapé à la fenêtre et frappé ! Cet homme ici m'a frappé ! Voilà ! Celui là-bas qui fume la pipe !

LE PÈRE : Et c'est bien que je t'ai frappé ! C'est vraiment dommage que je ne l'ai pas fait encore plus fort ! Cela t'aurait rendu plus raisonnable !

HORVAT : Oui ! Il m'a frappé jusqu'au sang ! Et seulement par peur de la raclée, je n'ai pas osé me tuer une seconde fois ! De quel droit cet homme a-t-il autorité sur moi ? Et vous tous ? De quel droit avez-vous autorité sur moi ? Allez, jugez en réciprocité ! Moi aussi je suis votre victime, vous n'êtes pas que les miennes !

LE CHEF : Summum jus, summa injuria !

TOMERLIN : Il a volé la cuve de l'école et l'a vendue ! Nous avons le droit pour nous !

Tandis qu'Horvat s'analysait, un officier des uhlans est entré en scène en uniforme de parade et s'est approché de la jeune mariée. Elle s'est levée, lui a fait la révérence, a accepté sa main, et tous deux ont gravi le tapis rouge et les marches jusqu'au portail de l'église. Le portail s'est refermé derrière eux. Les accords de l'hymne national à l'orgue. Ce n'est que lorsque l'orgue retentit que Horvat s'aperçoit de la disparition de la mariée.

HORVAT : Et « Elle » est où ? « Elle » est où ? « Elle » n'est plus là ! Messieurs ! « Elle » n'est plus là !

Tous ont bondi. Des voix paniquées.

TOMERLIN : Eh, monsieur ! Et la cuve ! Qu'en est-il de la cuve ? On ne peux pas régler cela seulement ainsi à la légère ! Il faut dresser un procès-verbal à ce sujet ! Cela ne marche pas ainsi !

DES VOIX : Où est-elle ? Où est-elle ?

STRELEC, riant : Ah-ah ! Tandis que vous teniez ici un débat et analysiez et vous justifiiez dans le vent, un officier est venu la chercher ! Maintenant, ils se sont rendus en cortège nuptial à l'église ! Eh-eh ! Un officier en uniforme de parade, un jeune homme élégant, ah-ah ! J'ai voulu vous prévenir, mais qui pourrait vous déranger dans le feu de la discussion ?

HORVAT, se tenant la tête comme s'il rêvait : Mais j'ai vécu cela quelque part ! C'était Fortune ! Elle habitait en-dessous au premier étage, et elle mangeait des caramels, et moi je lui tirais les tresses ! Et nous nous sommes embrassés dans la cave ! Ce n'était pas un rêve bleu et muet de sa part ! Elle, elle a été le point culminant de ma vie dès le début ! Oui ! En vérité ! Un officier est venu la chercher, sur un tapis rouge, par le portail de l'église, les orgues ont retenti, les cierges ont scintillé, c'était l'automne, j'ai rêvé tout cela ! Il s'avance comme s'il rêvait d'un tapis rouge sur le portail de l'église, qui apparaît massif, charpenté et fermé. Il frappe au portail et s'effondre. Fortune ! Fortune !

Le portail s'ouvre et une horde de noirs jaillit hors de l'église en maillots d'apache, fracs rouges, jaquettes grises, hauts-de-formes, avec des parapluies rouges, des accordéons, des cuves, des lauriers, des seaux, les orgues et les noirs et les accordéons, les coups donnés aux cuves et les lauriers, les chansons nègres, la destruction des cierges, la vaisselle, les verres, le cliquetis du cristal écrasé, les chansons nègres sauvages, le gramophone, tratarata, tratarata, tout cela éclate en un chaos et un shimmy, dans l'absurde et l'obscurité, et tout disparaît.

Une pause. Le gramophone joue une mélodie nègre comme auparavant, et Eva et Horvat sont assis près du feu et boivent du rhum.

HORVAT : Clairement, j'ai regardé tout à fait clairement le visage de ma défunte mère ! La pauvre ! Elle s'est beaucoup tourmentée dans la vie ! Et tout cela a été en vérité sans résultat ! J'ai tout regardé clairement, mais je n'ai nullement pu (comprends-tu?) saisir cette chose ! Que je me jette dans la lutte ! Après tout, souvent l'homme dans le rêve voit les choses beaucoup plus clairement que dans la réalité ! Et en vérité, je suis aussi une créature impossible ! Dans les combats avec des brumes et des fictions, oui, là je suis dur et intransigeant ! Je peux me battre ainsi toutes les nuits avec des fantômes ! Toutes les longues nuits ! Et tout cela peut se chasser en soufflant dessus comme cette fumée ici !

EVA, que ces auto-analyses visiblement ennuient, baille, boit et remonte le gramophone : Moi, je n'ai jamais cru aux rêves ! Tout cela n'est que mensonge ! Tout cela n'a pas vraiment beaucoup de sens !

HORVAT : Sortir, il faudrait sortir de toute cette boue ! J'ai été un illusionniste ! J'ai saisi tout cela de manière trop théâtrale ! Je me suis convaincu moi-même que j'allais m'allonger quelque part dans un vignoble et regarder comment les nuages volent au-dessus de ma tête ! Ah-ah ! Les nuages au-dessus de ma tête ! Comment peux-tu regarder les nuages au-dessus de ta tête quand tu portes l'enfer en toi-même ?

EVA : Laisse cela ! Santé ! Bois !

Ils boivent. Une pause.

HORVAT il se frotte les yeux : Mes yeux me brûlent à cause de cette maudite fumée ! Tout pue tellement ! Et cette satanée pluie ! Aujourd'hui, déjà le onzième jour ! Si au moins cet imbécile n'était pas rentré de Russie !

EVA : Vaut mieux qu'il soit rentré ! Tu es mou comme un escargot et elle se serait certainement attachée à toi ! Et moi, tu ne voulais nullement me croire ! Celui qui ne la connaîtrait pas, le paierait chèrement à Marijana ! Pardieu, chèrement !

HORVAT : Si on réfléchit, et en quoi est-elle si fautive ? Elle est malheureuse, voilà, c'est tout ! Tout autre à sa place aurait aussi souffert ! C'est trop pour une seule femme ! Abandonnée et seule !

EVA : Allons, laisse-moi tranquille avec ta Marijana ! Tous les hommes sont malheureux ! On doit vivre ! Chacun sait comment il faut vivre le mieux ! Je maudis seulement cet instant quand j'ai embarqué pour ce damné vieux continent ! Et que pouvais-je faire ? Là, le mari mort sur les terres, et les vieux restés seuls ; et voilà, j'ai donné foi à ce télégramme et je suis venue. (Et si je n'étais pas venue, tout serait resté pareil.) Eh, cette vie ici ! Ici et les parcours languissants dans cette vie ! Ces brutes ici ! Qu'y a-t-il, ma demoiselle ? Tu as des mains fines comme une demoiselle ! Ah-ah ! Pourquoi t'assieds-tu ici comme perdu ? Elle le caresse comme on caresse les enfants. Rien n'est perdu ! Voilà le jour quand nous prendrons les billets, et goodbye Vučjak ! Never more ! Plus jamais ! Quoi, mademoiselle ? Quoi ? Eh-eh ! Goodbye, old country ! Tiens ! Attends ! Je vais te montrer quelque chose ! Attends juste un instant ! Elle se lève et gravit les escaliers qui sont appuyés contre l'âtre jusqu'au grenier. On l'entend marcher dans le grenier. Une pause. Elle revient avec un coffre. Elle l'ouvre et en sort des calices en or, des sacrements, des accessoires sacerdotaux, d'un grand prix, ornés de pierres précieuses, massifs. Une pause.

HORVAT regarde ce trésor précieux avec une sorte d'enchantement naïf et paniqué. Cela vaut des centaines de milliers ! C'est entièrement massif ! Cela vaut toute une fortune ! D'où tiens-tu cela ? Eva rit mystiquement et significativement. Quoi ? Comment te l'es-tu approprié ?

EVA : Cela vient de Sainte Anne ! Ah-ah ! Les gendarmes dorment immédiatement à côté de l'église ! Mais, finalement ! Que t'importe, d'où cela vient ! L'important, c'est que ce soit là ! Avec cela, on peut acheter une ferme en Californie ! Tu dis que tu aimes les oranges ! Nous planterons des oranges, regarderons la mer, boirons des cocktails, ma demoiselle ! À la santé ! Goodbye ! Elle verse de l'eau-de-vie dans les calices et trinque avec Horvat, avec beaucoup de libéralité frivole. On entend les pas de quelqu'un.

Eva perçoit que quelqu'un vient et se débarrasse à une vitesse extrême des calices dans le coffre sur lequel elle s'assied.

LA VOIX DE LAZAR, quelque part au dehors dans l'obscurité : Eva ! Eva !

EVA : Qu'y a-t-il ?

LA VOIX DE LAZAR : Où es-tu ?

EVA : Ici ! Qu'y a-t-il ?

LA VOIX DE LAZAR : Est-il ici avec toi ?

EVA : Oui ! Il est ici ! Pourquoi ? De quoi s'agit-il ?

LAZAR entre : Marijana s'est tranchée les veines des mains ! Elle veut vous voir ! Excusez-moi de vous déranger ! Mais elle veut vous voir à tout prix ! Elle m'a envoyé pour vous le faire savoir !

HORVAT se lève : Et qu'y a-t-il ? C'est grave ?

LAZAR : Je ne sais pas ! Le sang s'est écoulé probablement dans la cuvette ! Nous étions déjà couchés, et je n'ai pas tout de suite remarqué !

HORVAT, pris de nervosité : Oh, oh, mon Seigneur !

LAZAR, il le calme et l'enlace : Eh, et quoi ! Maintenant, c'est égal ! Venez seulement, s'il vous plaît, la femme est à l'article de la mort. Il s'agit des derniers moments.

Horvat s'apprête à partir. Il s'est troublé à en perdre complètement l'esprit à l'argument de la « cuvette de sang ». Sa réaction est neurasthénique, impuissante. Un volcan explose en Eva qui est convaincue qu'il s'agit d'un stratagème, quand elle voit ce malheureux bouleversé qui ne sait pas ce qu'il doit faire, y aller ou ne pas y aller. Cette fureur est commandée par son antipathie envers Marijana ; ces deux femmes sont devenues rivales, et Eva sent que Marijana travaille contre elle. Eva a appris que Marijana avait menacé Horvat de la dénoncer comme trafiquante auprès de la « désertion » qui avait vendu de l'or de l'église de Sainte-Jeanne. Ce ne sont pas juste des rumeurs qui circulent. Il s'agit d'un réel danger de mort. Et à présent, en cet instant où ce neurasthénique avec ses mains molles de poète, cet homme, qui parle à Eva de choses dont elle n'avait jamais entendu le moindre mot avant sa rencontre, ne sait pas ce qu'il doit faire, et quand s'est présenté le danger que cet idiot y retourne vraiment à cause de cette maudite « cuvette de sang », Eva refuse de se laisser faire. Ce jeune homme est devenu pour elle le symbole de quelque chose qu'elle appelle « un benêt en soie » et elle en veut pas le céder à cette folle qui le fait chanter avec une grossesse.

EVA, vivement, férocement, supérieurement : Quoi, mon monsieur, quel « mon Seigneur » ? Quel « Seigneur » est-ce là pour toi ? Je m'en moque de ton Seigneur, même s'il est un dieu, tu comprends ? Et toi maintenant, tu t'apprêtes à partir avec ce lourdaud faible d'esprit ? Cet idiot qui a bu sa raison en Sibérie. Mais cela est un mensonge, il n'y a là aucune « cuvette de sang », quelle foutue « cuvette de sang » ? Et toi, tu crois que tu es le papa de ce bâtard du serveur ? Vučjak tout entier sait qu'elle est allée chez l'avorteuse il y a déjà deux mois ! Allez, je vous en prie !

HORVAT : Ce ne sont là que des bêtises, tu comprends ? Mais tu n'entends donc pas que cette femme s'est tranchée les veines ? Il faut comprendre cela humainement… Il hésite comme s'il allait partir.

EVA : Mais quelles veines ? Elle se tranche les veines au moins deux fois par an ! Ce sont ses manigances, ses veines stupides ! Des figues fraîches, et pas des veines, voilà ce que sont ses veines ! Elle a accompagné cela d'un geste vulgaire. Il lui faudrait vingt-cinq coup de verge à nu, c'est ce qui lui faudrait, cela serait l'unique remède pour cette bonne femme ! Mais ce bigot ici, cet idiot aviné, les caresses, bien entendu, puis alors monsieur le professeur, monsieur le docteur, bien entendu, mademoiselle la pucelle, une pucelle très pure, bien entendu, voilà sa virginité, allez tous au diable !

MARGETIĆ, sincèrement chaleureux : Mais, Eva, pour l'amour de Dieu…

EVA : Bêêê… Que bêles-tu ainsi, imbécile ? Sors ! Va-t'en ! Tu m'as comprise ? Qu'attends-tu, qui attends-tu, qui t'a appelé, ce ne sont que mensonges, quelle cuvette de sang, elle a une outre pleine de sang de cochon, quand elle a besoin de sang, elle se coupe les veines et après se goinfre de porc, ce sont là des comédies de carnaval !

MARGETIĆ : Que Dieu te garde. Eva, mon enfant, calme-toi, tu ne sais pas ce que tu dis !

EVA, hors d'elle, furieusement : Va donc avec ton Dieu, tu comprends ? Tu n'as rien inventé de plus intelligent que de nous vendre maintenant tes stupidités russes ! D'une voix plus forte : Tu as entendu ? Que me regardes-tu avec des yeux de vache ? Fiche le camp dehors, tu comprends ? Ta bonne femme est une vraie truie et une putain, et pas un être humain, elle m'a accusée, cette oie, auprès de Pantelija, d'avoir dévalisé l'église Sainte-Jeanne, elle veut me pendre, et elle porte elle-même la bague du curé ! Avec un geste vulgaire : Voilà pour sa cuvette ! Voilà pour le maquis de la désertion ! Le doigt sous l'œil, brutalement. Tiens, voilà pour toi, vous êtes tous des poux, il faudrait tous vous exterminer avec l'ongle, comme cela, paf !, ouste, fiche le camp, racaille, va-t'en et baise les autels avec ta pucelle très pure ! File ! Tu as entendu ? File !

HORVAT : Mais, Eva, je t'en prie, sois correcte !

EVA : La ferme ! Je ne t'ai rien demandé ! Il faudrait encore maintenant que je sois correcte ? Tu ne sais pas ce que tu dis ! Toi, tu restes ici, tu m'as comprise, tu ne bougeras pas d'ici ! Je n'ai maintenant pas le temps pour des bêtises ! Et toi accours auprès de ta demoiselle pour qu'elle ne crève pas, qu'attends-tu, file ! Elle repousse Margetić dehors, nerveusement, grossièrement, à peine si ce n'est du pied. Dans cette violente bousculade, Margetić a disparu dans l'obscurité comme une ombre passive

HORVAT, pantois : Toi, femme, tu n'es pas normale…

EVA, brutalement : Moi, je ne suis pas normale ? Une femme me menace de la corde et d'une sentence de mort, et c'est moi maintenant qui ne suis pas normale ? Et pourquoi as-tu ouvert la bouche ? C'est comme je l'ai dit, il s'agit là de qui va l'emporter ! Toi, tu restes ici, tu m'as comprise, pas même un pas, je te fusillerais comme un chien avant ! 

HORVAT : Mais tout cela est bestial, ce n'est pas humain ! Un homme vient pour que nous l'aidions…

EVA : Que nous aidions qui ? Et qui nous aide, nous ? Imbécile ! Dent pour dent ! Je devrais prendre des gants avec des voleurs ? Mademoiselle, s'il vous plaît, n'est-ce pas, que je lui envoie une bonbonnière ? Cette putain travaille à ma perte, et moi je devrais avec elle suivre l'ordonnance de ce singe sibérien ! D'une voix plus forte : Cela ne me passe pas par l'esprit ! Mais maintenant, tu comprends, prends ce sac et emporte ce fer-blanc avec toi à l'école, tu comprends, et mets-le dans la vitrine, derrière tes oiseaux empaillés, et demain à l'aube tu le vendras à Perek comme un plat de l'école pour Wienrebe. Horvat ne réagit pas. Elle lui a jeté le sac, et le tintement de l'or dans le sac l'a complètement décontenancé. Une pause. Mais bon, diable, qu'attends-tu ? Mais nous n'avons pas le temps ! Que bayes-tu aux corneilles ? Elle empaquette l'or et jette les ostensoirs et les calices nerveusement dans le sac. Cliquetis du métal précieux. Mais tu ne comprends pas qu'il s'agit de ta tête et de la mienne ? Il faut que nous sortions de là vivants ! Chaque minute compte !

HORVAT, toujours dans la stupéfaction : Mais, Eva, tu es devenue folle, tu ne sais pas ce que tu fais, tout cela est criminel…

EVA : Moi, je suis devenue folle ? Et toi qui veux reconnaître ce bâtard du serveur, tu n'es pas devenu fou ? Mais elle va t'agripper ! Mais ils vont t'arrêter tout comme moi ! Demain, nous partons pour Nagykanizsa, tu comprends, puis via Vienne – Zurich, adio, adieu, goobye, old country, never more, tiens, bois, ma douce jeune fille, la vie est devant nous, tu passeras ton doctorat, à Chicago, tu deviendras professeur aux United States of America, je ferai de toi un philosophe, tu auras une robe de docteur et un bonnet, nous partons en Floride. En état d'excitation, Eva remonte le gramophone, lampe du rhum à la bouteille, verse du rhum dans le verre, offre du rhum à Horvat, et lui, passif dans ce tourbillon, sans le moindre mot, demeure paralysé comme une poupée, observant cette pagaille.

Par la porte qui n'a pas été verrouillée après le départ de Margetić entre à l'improviste Pantelija, tout essoufflé d'une ascension rapide sur le coteau d'Eva au bout du village. Il est ivre.

Apparaissant au dépourvu sur la scène, le commandant du poste de gendarmerie de Sainte Anne a surpris ces deux-là à l'œuvre. Il ne peut pas y avoir là le moindre doute. Ces calices, ces plats, ces ostensoirs, c'est le corpora delicti. Pour Pantelija, cela n'est absolument pas une découverte, mais formellement, en matière de police, en termes de droit positif, c'est en tous les cas quelque chose qu'on ne peut pas contester. Comme il les a trouvés là avec le gramophone et l'or, mécaniquement, sans aucun acte volontaire particulier, plutôt par réflexe, Pantelija veut tirer son revolver, et ainsi aviné se donnant de la peine avec ce revolver, il finit par le sortir de son étui et l'agite devant eux plus mécaniquement que menaçant.

PANTELIJA : Bonsoir, bonnes gens, si vous connaissez Dieu, pour l'amour de Dieu, mais qu'est ceci ?

EVA, calmement et attentivement : Et que t'agites-tu avec ta pétoire ? Quelles bêtises ce sont là ? À quoi cela va-t-il te servir ? Eva a prononcé ces mots avec sang-froid et ainsi apaisé sur le moment un état de tension dans lequel on ne discerne pas encore comment tout cela va s'achever

PANTELIJA : Mais bon, par Dieu, tête de femme, que la vierge de Sainte-Jeanne te bénisse, mais tu sais que, au nom de la loi et de Saint-Panteleimon, ce qu'est cela, par Dieu, si tu connais et crois dans le Dieu adoré ? Jésus Christ mon très clément et Saint Siméon Nemania ! Tu sais ce qu'est cela ? Mais c'est un crime ! Mais c'est un assassinat accompagné de brigandage, si tu connais Dieu !

EVA : Eh, à présent je ne sais pas, mais c'est la barbe de Saint Panteleimon, ta fête du patron familial t'a tué, si Dieu le permet, niais d'ivrogne ! Niais d'ivrogne ! Qu'est cela ? C'est l'or de Sainte-Jeanne, c'est l'or de la Sainte-Croix, c'est l'or des prébendes des campagnes, et cela tu le sais toi aussi bien que moi, alors pourquoi m'ennuies-tu ? 

PANTELIJA : Mais ils ont assassiné le prébendier…

EVA : Et comment qu'ils l'ont assassiné, nigaud ! Et pourquoi me demandes-tu puisque tu le sais aussi bien que moi qu'ils l'ont assassiné, et pourquoi ils l'ont assassiné, et qui l'a assassiné.

PANTELIJA : Bon, naturellement, ils l'ont assassiné, mais Margetićka t'a dénoncée à la préfecture, pas au district, tu comprends, mais à la préfecture, et ma brigade a aujourd'hui télégraphié un mandat d'arrêt avec ordre que je t'arrête et que je t'amène devant le juge, tu comprends cela, tête de femme ? Le diable a souhaité la bonne nuit ! Je suis venu te l'annoncer, et maintenant, merci beaucoup aussi pour cet accueil. 

EVA, impressionnée par la déclaration du maréchal-des-logis de la gendarmerie, durement et logiquement : Elle m'a dénoncée à la préfecture ?

PANTELIJA : Par écrit. À la préfecture.

EVA : Un mandat d'arrêt de la brigade ? 

PANTELIJA : De la brigade, naturellement, de qui d'autre sinon de la brigade, tiens, le voilà, je t'en prie ! Celle du district m'a remis cet ordre en personne, je t'en prie ! Pantelija sort de la manchette de son manteau le mandat d'arrêt, le montrant à Eva comme preuve que la chose est sérieuse. Je t'en prie, c'est un mandat ou pas ? Et à présent voilà encore tout cela ici, et comme si j'étais moi le Très-Haut et je peux maintenant témoigner, si tu connais Dieu ! 

EVA, attentive et tempérée. On sent qu'elle a pris une décision : Es-tu venu seul ou avec Mitar ?

PANTELIJA : Mais comment seul ? La patrouille de la brigade est arrivée. 

EVA : Et où est-elle restée ?

PANTELIJA : Je l'ai laissée chez Lukač.

EVA : Et Mitar est avec eux ?

PANTELIJA : Et où pourrait-il être sinon avec eux ? 

EVA : Et Mitar sait-il pour le mandat d'arrêt ?

PANTELIJA : Comment ne le saurait-il pas ? 

EVA : Et les autres ?

PANTELIJA : Ils ont certainement entendu quand ils ont téléphoné de la brigade.

EVA, dans ses pensées : Donc, ils ont entendu. Donc, ils savent ! Donc, ils savent tous. Une pause. Et bien, que se passe-t-il maintenant ? 

PANTELIJA : Ce qu'il se passe maintenant ? Tu me demandes à présent, misérable ? Tu nous a cuisiné une belle bouillie à nous tous. Je te dis déjà depuis Pâques, sers-toi de ta cervelle, tête de femme ! Et maintenant, par le Dieu bon et unique ? Maintenant, il n'y a pas d'échappatoire, maintenant tu dois venir avec moi au district, toi et ton jeune monsieur le docteur ici, avec toute cette maudite diablerie divine, bien entendu, et que puis-je faire d'autre maintenant ? J'aurais aussi préféré ne jamais vivre tout cela et que la goutte m'ait terrassé sur place, par Saint Panteleimon et la sainte Trinité de la Sainte-Croix ! Une pause.

EVA : Bon ! S'il n'y a pas d'autre issue, d'accord, allons-y, je t'en prie ! Mais je ne peux pas ainsi sortir sous la neige, l'homme ! Cela montrera déjà quelque chose ! Bon, d'accord, allons-y ! C'est Marijana qui m'a pimenté tout cela, et maintenant elle s'est tranchée les veines, mais bon, d'accord, all right, okay, d'accord ! Que je mette juste mes bottes, que je prenne ma pelisse, il vaut mieux qu'ils me pendent en bottes et pelisse, j'aurai plus chaud ! Eva a prononcé cette dernière phrase très recueillie et persuasive, de sorte que Pantelija la suit d'un regard tout à fait compatissant quand elle a disparu dans la chambre.

Pantelija est complètement étourdi. Il est conscient que c'est fini pour eux. Un gouffre noir s'est ouvert sous eux. La cloche a commencé à sonner, ce qui a engourdi en lui tout transport.

Une pause.

Horvat et Pantelija se tiennent debout sans un mot, se considérant l'un l'autre pétrifiés.

Pantelija s'est approché du sac et par curiosité s'est mis à farfouiller dans le métal précieux. Un sacrement est apparu resplendissant dans ses mains.

PANTELIJA, le sacrement à la main, à l'attention d'Horvat comme argumentum ad hominem : Et malgré tout, vous avez été complice, monsieur le professeur ? Un homme instruit, et voilà où cela l'a mené, que les tziganes l'élèvent à un empan au-dessus du sol ! Il se montre surpris au point de se décharger. Et moi qui n'avais pas la moindre idée de tout cela ! Si seulement j'avais pu imaginer quelle clique c'était là…

Eva sort de la chambre en pelisse, en bottes, professionnelle, rapide. En une seconde, deux coups de feu retentissent de son revolver : Pan, pan. Pantelija s'effondre sur le tas d'or sans un mot, comme un vieux sac.

EVA : Et que restes-tu bouche-bée ? Mets tout cela dans le sac, qu'attends-tu, nous n'avons pas le temps !

HORVAT, la considérant avec stupeur : Mais quoi, et où ?

EVA : J'ai des chevaux dans la cabane de Lukač ! Où ? En Amérique, espèce de nigaud ! Good bye, old country ! Elle a jeté l'or dans le sac et s'est précipitée avec Horvat au dehors. Le vent.

 

 

 

 

Rideau.

 

 

Traduit par © Nicolas RALJEVIĆ en septembre 2015

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