L'ARRIÈRE-PAYS CROATE AU DÉBUT DU XXe SIÈCLE
Petite anthologie d'ethno-théâtre.
conception et traduction
Nicolas Raljevic
4 auteurs, 5 pièces de théâtre, 12 planches d'illustrations, 262 pages
Ce livre a été publié grâce au soutien du Ministère de la culture
de la République de Croatie.
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Comment rendre la vie d'une époque révolue ?
Comment restituer une société passée ?
La littérature croate a connu plus qu'en France un intérêt dramaturgique éminent pour ses marges champêtres, la vie rustique et ses habitants éloignés des villes. Ainsi, les premières décennies du XXe siècle ont permis aux scènes des théâtres croates d'exposer souvent la vie paysanne. De nombreux auteurs, en situant leurs intrigues en milieux campagnards, nous ont livré des parcelles du quotidien d'alors et d'ailleurs, loin des lieux habituellement privilégiés par la littérature, au cœur-même des cultures et coutumes paysannes.
Le théâtre peut en partie restituer ce qui a été perdu depuis en s'appuyant d'abord sur son oralité transmise par ces auteurs, sur les situations présentes dans leurs textes, sur les costumes et décors dont de nombreux témoignages nous sont parvenus. C'est en tout cas l'ambition de cet ouvrage qui prétend croiser ainsi théâtre et ethnographie. Milan Begović, Milan Ogrizović, Petar Pecija-Petrović et Srđan Tucić, parmi d'autres, nous offrent alors une précieuse opportunité de revivre par leurs écrits ces mondes perdus. De nombreuses illustrations et photographies complètent encore ces textes et permettent aussi au lecteur de rehausser d'images sa découverte de réalités archaïques. C'est là une invitation humblement envoyée à chacun pour qu'il tente de remettre en scène le passé des arrière-pays croates.
Nicolas Raljevic
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HRVATSKO ZALEĐE POČETKOM XX. STOLJEĆA
Mala antologija etno-teatra
koncept i prijevod
Nicolas Raljević
4 autora, 5 kazališnih tekstova, 12 ilustracija, 262 str.
Knjiga je objavljena uz financijsku potporu Ministarstva kulture
Republike Hrvatske
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Kako dočarati život minulog vremena?
Kako restituirati društvenu stvarnost iz prošlosti?
Hrvatska je književnost više nego u Francuskoj pokazivala snažan dramaturški interes za svoje ruralne rubove, rustikalni život i stanovnike udaljene od gradova. Tako je u prvim desetljećima 20. stoljeća omogućeno da scene hrvatskih kazališta redovito prikazuju život na selu. Smještajući svoje radnje u seoske sredine, mnogi su nam autori dočarali djeliće tadašnje svakodnevice s drugih mjesta, udaljenih od onih na kojima se književnost obično zadržava, zahvaćajući samo srce seljačke kulture i običaja.
Kazališna umjetnost može djelomično obnoviti ono što je u međuvremenu izgubljeno oslanjajući se ponajprije na svoju usmenost koju nam prenose ovi autori, situacijama prisutnim u njihovim tekstovima, kostimima i scenografijom koju nam posreduju. U svakom slučaju, nakana je to ove knjige koja ovim putem spaja kazalište i etnografiju. Milan Begović, Milan Ogrizović, Petar Pecija-Petrović i Srđan Tucić, među ostalim, svojim nam pisanjem pružaju dragocjenu priliku da iznova proživimo te izgubljene svjetove. Mnoge ilustracije i fotografije upotpunjuju ove tekstove omogućujući čitatelju da slikom obogati svoje otkriće arhaičnih stvarnosti. Poziv je to skromno upućen svakome da pokuša oživjeti prošlost hrvatskoga zaleđa.
Nicolas Raljević
Préface
par
Nicolas Raljevic
Théâtre et culture traditionnelle de la Croatie profonde au début du vingtième siècle
La Croatie, malgré une superficie plutôt réduite et une population d'environ quatre millions d'habitants, présente un patrimoine ethnographique très diversifié. Elle peut ainsi se découper en quatre régions majeures: littorale, montagneuse, centrale et orientale. Cependant, aujourd'hui, si le littoral et la capitale Zagreb sont mieux connus du fait d'une ouverture accélérée de cet espace au tourisme mondial depuis le début de ce siècle, il faut reconnaître une certaine ignorance en France et ailleurs pour les autres zones plus enclavées hors des circuits touristiques principaux. D'ouest en est, la Croatie des montagnes, celle du centre et celle des plaines mériteraient pourtant davantage d'intérêt dans la découverte du pays et de sa/ses culture/s.
Ces régions se distinguent selon leurs particularités naturelles, par un patrimoine culturel hérité d'une population non slave plus ancienne, et ont eu des destinées historiques différentes. Elles se trouvent sous des influences de larges espaces culturels (méditerranéen, balkanique, centre européen). Pour cette raison, elles diffèrent également par leurs caractéristiques culturelles et, dans chacune de ces régions relativement petites de la Croatie, nous trouvons une richesse ethnographique variée. Cette diversité ne divise pas la culture populaire croate, mais témoigne de la capacité du peuple croate à s'adapter aux conditions de vie et de fournir des réponses créatives à celles-ci. Dans le mode de vie et dans le domaine de la culture, les enjeux sont très complexes. Dans toute l'Europe du sud-est, la population a migré de manière intensive au cours des siècles, en particulier pendant la conquête turque. Des réfugiés du sud et de l'est ont afflué en Croatie depuis des siècles : les nouveaux habitants ont donc apporté avec eux leur mode de vie et leur culture, et les rencontres et le brassage de la population ont également entraîné le mélange d'éléments culturels. Les limites culturelles de ces régions ne sont ainsi ni précises ni toujours bien nettes. Parmi elles, il y a des espaces de transition où se mélangent des éléments de deux ou même trois zones.
LA CROATIE DES MONTAGNES
La vie dans les régions montagneuses de Croatie s'écoulait dans une lutte constante avec la nature. Une partie des reliefs montagneux de l'intérieur est rocheuse, et l'autre est recouverte de forêts de montagne. Dans les zones karstiques avec une végétation modeste, les hommes sont dans une quête éternelle d'un sol fertile, de pâturages et d'eau. Dans les zones de forêts épaisses, ils luttent avec leur impraticabilité, les moyens pénibles d'abattage et de transport du bois. Dans le passé, ils vivaient de l'élevage, principalement du mouton, et de la culture de petites parcelles de terre. Les éleveurs déplaçaient leurs troupeaux à la recherche de pâturages, ils transformaient le lait en produits laitiers plus durables, tondaient et transformaient la toison des moutons en laine pour le tissage et le tricotage.
Cette région se caractérise par une prédominance prononcée des hommes sur les femmes. Au quotidien, les hommes étaient pour la plupart bergers avec un don particulier pour la sculpture sur bois. Selon la tradition, ce sont des héros du temps des combats contre les Turcs, avec les armes à portée de main, même quand cela a perdu de sa pertinence et est devenu un ornement. Ce sont des fabricants et des joueurs d'instruments de musique (guzla, cornemuse, flûte double) et des chanteurs d'airs d'alpages avec une technique de chant particulière et des gammes non tempérées. Ils dansent le kolo dans une forte dynamique, selon un schéma très ancien, très répandu, le plus souvent sans accompagnement musical. Les vêtements de cérémonie sont un exemple de la simplicité de la coupe et de la grande richesse des ornements en tissage et broderies. Les choix des couleurs, des matières et des motifs sont un exemple d'un goût raffiné et longuement épuré.
Les habitants de cette région sont aussi très tôt des émigrants du travail, gagnant de l'argent dans les régions riches de leur pays comme à l'étranger. L'élevage ovin, le traitement de la laine et le travail du lait, la poterie et la sculpture sur bois ont perduré jusqu'au milieu du XXe siècle, par endroits même plus longtemps. Certains fabricants d'instruments de musique perpétuent aujourd'hui la tradition familiale à Kuterevo en Lika et à Zelovo dans l'arrière-pays dalmate, où quelques-uns fabriquent encore d'autres articles en bois et des jouets d'enfant.
L'artisanat met en lumière la sculpture sur bois, le traitement de la laine et les articles textiles en laine, ainsi que des articles ménagers plus petits : table basse, chaises tripodes, chaise spéciale du chef de famille, ustensiles en bois et en céramique pour cuisiner et manger, instruments de musique. Les textiles en laine, le tissage et la broderie sur étoffe de laine sont le fruit séculaire d'un sens aiguisé de l'harmonie des couleurs et des motifs, preuve du grand art des femmes. Il en va de même pour le savoir masculin du travail du bois et de la décoration d'objets en bois avec diverses techniques. Ce n'est pas un hasard si certains des plus grands sculpteurs croates viennent de cette région.
Encore une particularité de cette région sont les masques de carnaval et des figures de la grande antiquité, des créatures miraculeuses enveloppées dans une peau de mouton, avec des rubans colorés, des grandes et des petites cloches, et des figures d'hommes et de femmes – grand-père et grand-mère – avec des caractéristiques sexuelles marquées, qui divertissent les spectateurs en simulant des rapports sexuels.
LA CROATIE CENTRALE
La Croatie centrale est une région de collines et de bassins fluviaux, économiquement et culturellement très diversifiés. Là se rencontrent trois variantes de la tradition culturelle croate (adriatique, dinarique et pannonienne) et les influences les plus prononcées de l'Europe centrale, particulièrement de sa partie alpine et pannonienne. L'économie met l'accent sur la culture du maïs, du lin, du bétail et de la viticulture de type continental. Dans les vignobles, situés sur les pentes des collines, sont construites des cabanes vigneronnes qui s'accordent harmonieusement au paysage. Elles sont le lieu de rassemblement social et d'un folklore viticole particulier, surtout à l'époque des vendanges, ainsi qu'au moment où le vin mûrit (le jour de la Saint-Martin sont connues les cérémonies de baptême du vin, accompagnées de toasts et autres chansons).
Bien que les sphères masculine et féminine diffèrent dans la division du travail et dans le statut social, dans cette région se maintient une unité familiale évidente. On trouve ainsi des objets provenant de l'espace intérieur d'une maison commune typique dans laquelle une grande famille se réunit en coopérative, vit, organise les tâches et les travaux agricoles et ménagers. Dans cette zone, la richesse des techniques textiles, la beauté des vêtements en lin, la particularité des ornements sur les habits tout comme sur le mobilier textile sont admirables. Bien qu'elle soit principalement liée aux femmes, dans certaines parties de la Croatie centrale, les hommes également sont impliqués dans cette activité, mais leur devoir n'était pas de fournir des vêtements à toute leur famille ni de veiller sur l'ensemble du processus de culture et de production ou de tissage ; les hommes-tisserands ne tissaient que sur commande, et ils recevaient de l'argent pour leurs efforts ou une compensation en nature (en certains autres produits ruraux).
L'enchevêtrement des sphères masculine et féminine était indiqué par le thème de la cuisine du miel, dans la fabrication de pâtisseries décorées spéciales (qui sont vendues dans les foires et servent à l'expression de la sympathie et d'offrandes aux adultes et aux enfants). En plus de la fabrication de gâteaux au miel et de bougies, les paysans sont également engagés dans cette région dans la production d'autres produits (semi)-artisanaux, fabriquant des sandales, des bottes, des manteaux, des tonneaux, des paniers, des marmites et plus encore.
LA CROATIE DES PLAINES
La vie des habitants de l'est de la Croatie est déterminée par leur environnement naturel, une plaine vaste et fertile, des forêts de plaine et les cours d'eau paisibles des grands fleuves. Les efforts investis dans la culture de la terre et l'élevage du bétail sont largement récompensés. Ils ont montré leur bien-être relatif avec de riches vêtements et bijoux, une nourriture abondante, un mobilier pour la maison, des célébrations somptueuses de mariages, des fêtes religieuses et d'autres festivités. Contrairement à la piété annoncée, il existe une vision quelque peu hédoniste du monde et de la vie, une tendance aux blagues crues et aux allusions érotiques.
Ces phénomènes sont représentés par des objets caractéristiques dans les maisons rurales (un lit avec de nombreux oreillers et housses décoratives, un berceau, une chaise) et d'autres objets fonctionnels et décoratifs en bois, céramique, cuir et corne. La beauté exceptionnelle et l'unicité des motifs décoratifs et des couleurs font ressortir les couvre-lits d'un jeune couple marié. Une petite sélection d'objets est liée à la piété populaire : un crucifix, un livre de prières, un chapelet, un prie-Dieu, une représentation de la passion de Jésus dans une bouteille en verre.
Comme particularité de cette zone, on trouve des courgettes décorées avec des ornements appariés qui étaient utilisées pour des boissons et à d'autres fins, et exprimaient principalement les préférences esthétiques et les compétences des habitants de la basse Croatie, comme c'est le cas avec la décoration déjà mentionnée de vêtements, de céramique et de bois, de corne de vache.
Dans le folklore, la danse caractéristique est un grand kolo avec un rôle social accentué. Le kolo était l'occasion de se rassembler, de communiquer par la danse et surtout le chant, d'une manière particulière : des individus, femmes et hommes, improvisent des vers dans lesquels ils s'adressent aux autres en chantant, le plus souvent de manière plaisante et provocatrice, mais aussi avec réprobation et même licencieusement. Dans les plaines de la Croatie, la procession rituelle des filles lors de la fête catholique de la Pentecôte est également caractéristique, connue seulement dans quelques villages de Slavonie et chez les Croates hors de Croatie : vêtus de costumes d'apparat, ornés de bijoux en or, de chapeaux d'hommes richement ornés de fleurs et de bijoux, d'épées aux mains, ils errent de maison en maison, chantant et dansant.
Texte partiellement inspiré de Hrvatska tradicijska Kultura, Zorica Vitez,
Zagreb 2001, pp. 12-20.