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JANKO POLIĆ KAMOV

 

 

LA TRAGEDIE DES CERVEAUX

 

    Trois scènes

 

 

 

 

 

 

« A l'instant où dans cette tragédie, on cesse de regarder des êtres vivants

et qu'on ne voit plus qu'une compagnie anonyme,

que le rideau s'abaisse sur le champ. »

 

 

DURO

DRAGO

La logeuse

MARIO

Deux sans abri

La voix du vieux chien

Ceux de « La Société des pompes funèbres »

 

 

Une simple pièce avec des murs qui n'ont pas été repeints depuis longtemps et sur lesquels pendent deux tableaux anciens. Au fond, la porte qui mène au couloir. À droite, une fenêtre. Au centre, une table avec des livres et des papiers ; tout est éparpillé comme des manuscrits en cours de rédaction. Deux lits et un lavabo. Dans le coin, l'armoire d'une vieille fille. Trois chaises dont l'une a le siège percé comme si un rat s'était faufilé au travers. Dans l'angle, une malle comme en ont les conscrits. Et … un clou dans le mur.

 

 

PREMIERE SCENE

 

Tôt dans l'après-midi. Le jour est sombre comme un regard larmoyant. C'est un jour de novembre, avec du brouillard, une pluie monotone et les rhumatismes de la nature morveuse. 

 

Duro se lave en s'essoufflant à coups de gestes nerveux. Il est énorme, vigoureux et puissant. Un barbare sain et blond. Drago est habillé mais ne se lève pas du lit. Il s'est pelotonné, de petite taille, large, avec de saillantes pommettes et un front trop large ; il est maigre et épuisé, plus par ses pensées dirait-on que par le labeur.

 

DRAGO (rudement, sans regarder rien de précis) : Nom de nom ! Ça a été une nuit !

DURO : Parbleu ! (Et il se remet à souffler).

DRAGO : Une vraie locomotive ! Cesse donc une fois pour toutes !

DURO : C'est bon pour la santé ! (Il s'est retourné, s'est frappé la poitrine et s'est essuyé de la serviette) : Ah ! Comme si tu étais ressuscité d'entre les morts. (Il s'est vêtu en un instant et s'est posé sur une chaise).

DRAGO : Nous avons économisé un repas. Parbleu ! Tu voudrais manger ?

DURO : Manger ? Comment manger ? Je n'ai pas faim. De l'eau! De l'eau ! (Et il a vidé sur le champ une moitié de la bouteille) : Je ne boirai plus jamais.

DRAGO : Je ne sais même pas comment nous nous sommes séparés de Mario ni quand nous sommes rentrés à la maison.

DURO : À cinq heures. Et pour Mario, j'en sais autant que toi. Mais qu'il était cinq heures, je le sais bien. La patronne était déjà debout et - écoute un peu ! - elle voulait m'aider à te déshabiller. 

DRAGO : L'idiote ! 

DURO : Une ancienne conquête.

DRAGO : Tu crois ? (Il s'est levé et étiré) : Une bête (puis il s'est rendu à la fenêtre et l'a grand ouverte) : La pluie. Il y a du brouillard. Pfft ! (Des coups à la porte) : Entrez !

LA LOGEUSE (ronde, petite, rougeaude ; comme une pomme ; elle sourit simplement si une quelconque expression la choque – comme si elle faisait peu de cas du charme de son sourire – ne serrant pas les lèvres) : Devrais-je ranger la chambre ?

DRAGO : Ce n'est pas la peine, nous n'avons besoin de rien. (Elle part immédiatement).

DURO : Ce n'est pas bien. Tu la congédies comme une importune mais, en fin de compte, elle ne fait que son devoir.

DRAGO : Laisse. En quoi m'importe-t-elle? Elle m'ennuie. Elle me fatigue. Qu'elle prétende à des amants auxquels elle a droit. (Il a sorti de sa poche une cigarette tachée de café et s'est mis à fumer). Voilà. Comme une cigarette. Voilà ce qu'était notre amour. Une habitude. Et alors t'agrippe une telle bonne femme qui ne se contente pas d'un époux et te perturbe l'esprit... Et quoi ? Je ne ressens pas de passion en elle. Souvent me prend l'envie que nous surprenne son mari et... (Il s'est assombri et s'est abîmé dans ses pensées).

DURO : C'est très bête.

DRAGO : Ne dis pas que c'est bête, et encore moins que c'est très bête... C'est ainsi... (Il se jette avec ennui sur le lit).

DURO : Tu en as encore une ?

DRAGO : Il n'y en a plus. Toi, tu dois en avoir. Je t'ai fourré tout un paquet dans la poche de ton manteau. 

DURO (finalement, il extrait tout un tas de cigarettes brisées et écrasées) : Tu étais particulièrement avisé hier soir.

DRAGO (n'écoutant pas) : Nous allons changer d'appartement.

DURO : À cause d'elle, tu veux dire ?

DRAGO : À cause d'elle et à cause du reste. Nous sommes très isolés, loin de la vie urbaine, seul le cimetière n'est pas loin. L'été, bon. Mais maintenant, en plein automne... et l'hiver, quand les chemins gèlent et que tu ne vois pas le soleil. (Il ferme la fenêtre). Le brouillard est de plus en plus épais.

DURO : Je m'étonne que Mario ne soit pas encore là.

DRAGO : Dieu sait où il se trouve. Tu sais comment il est dans l'ivresse. Il va se tuer, se tuer. (Avec une gravité sourde) : Nous n'aurions pas dû le laisser seul.

DURO : Hum... nous n'aurions pas dû... Mais il se débrouille. Tu ne réponds pas de toi et tu te soucies encore des autres.

DRAGO : Peut-être est-il là, chez Anka.

DURO (froidement) : Peut-être.

DRAGO : Elle l'aime. Quand un peu plus tôt, j'ai traversé le couloir, elle m'a demandé toute exaltée : était-il lui aussi avec vous ?

DURO : Et toi ?

DRAGO : J'ai dit que non.

DURO : Et tu aurais dû dire qu'il était avec nous.

DRAGO : Pourquoi ?

DURO : Parce que. (Furieusement) : Qu'est-ce qui l'attire ? Qu'est-ce qui prend à de telles jeunes filles dont il ne peut faire que de vieilles filles ? C'est dégoûtant. Tu crois qu'elle ne pense pas au mariage ?

DRAGO : Certainement.

DURO : Mais pas lui, je le sais.

DRAGO : Certainement.

DURO (rageant) : Alors, tu vois, je ne comprends pas, pourquoi il détruit ainsi la vie d'une femme et pourquoi il prend la place des autres qui seraient en mesure de réaliser son rêve.

DRAGO (riant aux éclats) : Toi ! Toi ! (Le montrant du doigt).

DURO (brutalement, tandis que se brise extraordinairement l'harmonie des traits de son visage, d'une totale bestialité, d'une meurtrière expression) : Va-t-en !!!

MARIO (à ce moment, il a frappé et est aussitôt entré. Il est maigre, brun, pâle, avec de grands yeux naïfs et de très gros sourcils. Une forte moustache noire tortillée. Il a quelque chose de très sympathique, presque féminin en lui. Il a relevé le col de son caban qu'il ne retire pas) : Me voilà ! Vivant ! En bonne santé ! Sobre !

DURO : Et d'où viens-tu à présent ?

MARIO : Indirectement de la rédaction. 

DRAGO : Comment ?

MARIO : Naturellement. Aujourd'hui à midi, je me réveille sur des planches. Je découvre le plafond puis les murs de toute la pièce. « Quel diable est-ce là ? », je me demande et je commençais même à m'alarmer quand un bruit de clefs me rappelle que je suis en sécurité et sans le moindre doute à l'abri. Là-dessus, la porte s'ouvre : « Allez ! ». Devant moi, une espèce de colosse dont je ne distingue pas la tête. Je le suis. « Voici vos affaires. » « Merci ». « Attendez ! Savez-vous au moins comment vous êtes arrivé ici ? » « Je ne sais pas, parole ! » « Des ouvriers vous ont trouvé sur la route et porté comme une bûche. » « Comme une bûche – c'est magnifiquement dit » « Pourquoi vous soûlez-vous ainsi ? » « Parce que je ne sais rien faire de plus intelligent. » « Vous êtes un étudiant ? » « C'est cela. » « Vous devez donc payer une couronne et vingt sous. » « Je ne comprends pas. » C'est pour les deux qui vous ont amené. » « Moi aussi, je les apporterai. » Et dans la rue, j'ai commencé à tout comprendre avec une telle exactitude que je m'en suis épaté moi-même.

DRAGO : Ce n'est pas raisonnable. Tu te tues.

MARIO (puérilement) : Et alors ? (Sans raison, son visage prend subitement une expression sérieuse. Cela lui arrive souvent) : J'aime la vie, car la mort n'est rien. Mais puisqu'elle doit tout de même survenir, qu'elle survienne ainsi. C'est la plus belle mort, mon frère, de mourir d'ivresse. À peine quelque chose... (Ses yeux s'ouvrent alors exagérément) : J'ai peur... c'est un pressentiment, mon pressentiment habituel, mon vieux pressentiment... Vous le connaissez...

DURO : Lequel ?

MARIO : Se réveiller dans la tombe ! Oh ! Sentir la vie dans le tombeau ! Oh ! Que penses-tu en cet instant ? Mais tu t'es rongé entièrement les lèvres et de tes ongles, tu t'es entaillé les chairs. Se mutiler soi-même ! Oh ! (Il se tient la tête et serre ses lèvres comme s'il s'était blessé.) Soi-même se mutiler... Et si tu as alors maudit quelque chose, cela a été à coup sûr le plus affreux, le plus impie et le plus virulent des outrages que l'homme pouvait inventer. (Une pause.) Vivant dans la tombe !

DURO : De vaines bêtises. Il y a des médecins et...

MARIO (excité) : Bien, bien. Mais si je meurs, comprenez-moi, si je meurs... car je n'ai personne d'autre que vous... seulement vous deux... si je meurs... alors... si vous êtes mes amis... sans frémir... sans la conscience désuète du pêché... une... cette prière... un couteau dans le cœur... Un couteau. (Une pause.)

DRAGO (il s'est rendu jusqu'à la fenêtre et a appuyé son front contre la vitre.)

DURO : Ah ! Ah ! A quoi tu en arrives !

MARIO : Bien. J'ai parlé. Donne-moi une cigarette. (Il fume.) Et vous ne changerez pas d'appartement ?

DURO : Tu le voudrais ?

MARIO : Non. Au moins ainsi, j'ai un prétexte.

DURO : Et écoute, qu'envisages-tu véritablement de faire avec cette jeune fille ?

MARIO : Comment ?

DURO : Tu veux te marier avec elle ?

MARIO : Moi ? Me marier ? Et moi-même me cracher dessus. Comprends-moi : je suis un mécréant et je ne dépends pas du sacrement. Ceux qui vont ramener même la plus stupide des filles à la religion le peuvent. Mais moi ?

DURO : Mais que vas-tu alors faire avec elle ? Elle, elle y pense assurément.

MARIO : Je ne le lui ai jamais fait croire. D'ailleurs, je ne parle même pas d'amour. Je lui donne des livres à lire quand je ne suis pas là. Et quand nous nous retrouvons, je lui explique et je parle de littérature, de science, de grandes idées et des grands hommes.

DRAGO : À elle ?

MARIO : Attends. À elle. (Avec excitation) : Il me semble alors que je réveille, élève, construis un cerveau dans un crâne vide. Oui, frère, il s'agit d'une exaltation qui peut trembler même au cours d'un tel automne. Tu braques les yeux et tu observes. N'est-ce pas là une idée qui germe ? Une pensée ? Les murmures s'entrechoquent, se chamaillent et s'embrassent et de nouveau se multiplient sans fin, dans l'éternité comme un être vivant. Où placer alors une femme ? Je baise sa main avec enthousiasme, lorsqu'il me semble que ces yeux larges et pleins ne sont pas ceux d'une bête, mais les yeux de l'entendement, les yeux de la culture, les yeux du progrès, les yeux de l'humanité. (S'exaltant.) J'oublie tout. J'oublie que d'un baiser je peux gagner sa jeunesse. Je ne vois alors pas la flamme de ses joues et ses lèvres pulpeuses et la route sûre de ses hanches. Et de nouveau... je presse ses mains et je baise ses lèvres. Tout disparaît. J'étudie la création d'un esprit et le développement de la pensée.

DRAGO (durement, impitoyablement) : En elle. Tu te trompes. Cela, elle ne le comprend pas, mais elle ressent tes baisers et tes étreintes. Elle tombe amoureuse de toi, Mario, de ta chair, tu comprends (brutalement), de ta chair.

MARIO (amèrement) : Arrête ! Arrête, par Dieu !

DURO : Tout à fait naturellement. En quoi peut-elle comprendre ? Mais, plus encore ! En quoi cela l'intéresse-t-elle ? Tu te perds auprès d'elle dans un flot de paroles et... pas seulement de paroles...

MARIO (répétant) : Et pas seulement de paroles... Je le sens parfois moi-même... (et alors, après avoir lutté, il s'abandonne) : Et vous ne voyez donc pas que je me dupe moi- même ? Vous ne le voyez donc pas ? Vous ne voyez donc pas que je m'abuse, que je m'abuse horriblement ? (Entre ses dents serrées.) Trois mois que je la fréquente et je n'ai pas entendu une seule pensée venant d'elle... Parfois, je me dis : ça bouge !... mais alors, elle bascule immédiatement sur une autre pensée : c'est une pierre ! Que vous voyez alors cela ! Elles se combattent, se prennent à la gorge et... s'étranglent ! Et alors une troisième se jette entre elles deux comme affamée : et que te soucies-tu d'elle ? Elle est demeurée stupide... l'est demeurée... Et la quatrième pensée condamnable comme la conscience qui se contente de murmurer : pourquoi demeure-t-elle aussi stupide ? Pourquoi ne pas relever l'homme et pourquoi ne pas anéantir la bêtise ?... Et c'est ainsi dans l'insomnie uniquement que j'écoute ces lutteurs expirant qui ne peuvent pas mourir et sont pourtant tous à l'agonie. Oh !

DRAGO (il s'est à nouveau approché de la fenêtre et a pressé son front contre la vitre.)

DURO : Et toi, tu n'as jamais ressenti de sentiments à son égard ?

MARIO (d'une voix sourde) : J'ai commencé à en ressentir et c'est bien le plus terrible... L'autre jour et aujourd'hui... Horrible... Car c'est là sa force...

DURO : La sienne ? C'est la force de l'instinct. Tu n'es quand même pas fait que d'eau.

MARIO: Moi, d'eau ? Mais tu ne comprends pas. Cela constitue sa supériorité.

DURO : Comment cela pourrait-il signifier quelque chose ? Tu comprends quelque chose, toi, Drago ?

DRAGO : Je comprends. Il est allé vers elle avec l'intellect, elle est venue à lui avec l'instinct. Il n'a pas réveillé en elle l'intellect, mais elle a levé l'instinct en lui.

DURO : Ainsi ? Hum ?

MARIO (soudainement, en toute hâte) : Écoutez. Aujourd'hui dans l'après-midi... (il s'interrompt, sort quelques pièces d'argent et les jette sur la table.) Voilà. Nous pouvons poursuivre.

DURO : Faire la noce ?

MARIO : Évidemment. Partons donc. Ceci est un cadeau de ma tante pour mon vingt- deuxième anniversaire.

DURO : Pas question.

MARIO : Non ? Tu ne viens pas quand je t'invite ? Et toi, Drago ? 

DRAGO : Moi non plus. (Agité, embarrassé) : Range l'argent et calme-toi. Cela suffit !

MARIO (avec douleur et déception) : Et tu dis que cela suffit ? Et vous dites tous que cela suffit ? Vous refusez donc ? Vous me refusez ? Duro ! Drago !

DRAGO (comme précédemment) : C'est assez, Mario. Range cet argent. Il vaut mieux travailler.

MARIO (avec son amertume ordinaire) : Travailler et vivre... (Une pause.)

DURO : Cette dernière cuite était effrayante. Je me suis brisé les os quelque part, le diable sait où. Comme une bûche. Les autres de la police l'ont très bien dit. On voit bien que ce n'est pas la conséquence mais le fait qui leur importe. Mais cela, passe encore. Tu supportes. Mais l'estomac. Pfft ! La gorge brûle. De l'eau ! (Il a vidé la deuxième moitié de la bouteille.) Et tu sais qu'aujourd'hui nous n'avons pas encore déjeuné ?

MARIO (sans dire un mot, il remet l'argent dans sa poche.)

DURO : L'estomac ne le supporte pas. Pfft ! (Il prend la bouteille et sort.)

MARIO (effroyablement triste) : Et tu ne veux vraiment pas ?

DRAGO (comme précédemment) : C'est assez, mon ami. Il faut travailler. A quoi bon se tuer.

MARIO : Se tuer... (D'une amère naïveté, riant à moitié) : Ce qui m'est venu à l'esprit. Tu te souviens de ce poème ?

DRAGO : Non.

MARIO : Je l'ai écrit là-bas, il y a un an et demi. 

DURO (apportant la bouteille remplie d'eau) : Ça, c'est de la boisson comme on en fait plus ! Du vrai champagne. (Il boit.) Ça adoucit, ça fait du bien, ça calme.

DRAGO : Et qu'y avait-il dans ce poème ?

MARIO (mélancoliquement) : Beaucoup d'imagination. (Changeant subitement) : La tombe, j'ai dit, c'est notre société... Et je me suis réveillé dans ce tombeau... Vivant parmi les morts qui s'y trouvaient bien... Et alors, je me suis rongé les lèvres, déchiré les chairs, détruit moi-même, après que j'ai lancé le premier et dernier chant, le chant du cygne, un juron céleste, satanique et magnifique.

DRAGO (la même déprime agitée l'assaille de nouveau, mais la force de s'écarter de cette vitre glaciale pour y atténuer le feu qui ronge son large front ne l'emporte pas).

DURO : Et encore ! Mais que t'arrive-t-il aujourd'hui ?

MARIO : La pluie. Goutte après goutte. On dirait que tu es un condamné et que l'eau perle sur ton crâne... Puis le brouillard. Tu épuises tes yeux pour distinguer au moins quelque chose, pour ressentir l'espace, l'air autour de toi, mais la brume est épaisse comme un voile et lourde comme un cauchemar... Et goutte après goutte sans cesse, monotone... Mais cela résonne dans le crâne ! C'est la folie ! 

DRAGO : Oui. Pluie et brouillard. Comme si tout était en léthargie, apathique, engourdi et se contentait d'absorber l'humidité afin de pourrir le plus vite possible. La décomposition.

DURO : Pluie et brouillard, brouillard et pluie. Dans la chambre, ça, tu ne le sens même pas. La lampe brûle comme tous les soirs, et tu rêves comme une masse et tu te mets à ronfler pour que Dieu prenne pitié. Ce sont vos divagations, les divagations des vapeurs de l'alcool.

MARIO (retenant sa colère) : Pas ainsi, frère ! Pas comme ça ! Entends et comprends ! (Avec exaspération) : Comme il est facile de juger ! Comme cela traverse des toiles d'araignée semblables à celles qui pendent au plafond pour atteindre le cerveau ! Tu as de l'humour, frère Duro. Qu'une telle nature soit bénie, cent fois bénie ! (Il le regarde alors avec défi) : Écoute ! Mais quand ces gouttes se font quotidiennes et que l'ambiance est au brouillard ? (Il a attendu un instant et a repris aussitôt) : Écoute ! Il y a un an ou deux, j'ai organisé une conférence au cercle. J'ai pensé : la seule jeunesse, rien que des cervelles fraîches et flexibles. Et la conférence portait sur « la nouvelle Italie ». Ils verront, j'ai dit, comment de la pourriture d'un peuple naissent tout d'abord des bourgeons pour devenir ensuite des chênes majestueux. Quelque chose qui frappe, qui galvanise, quelque chose qui donne de l'énergie même à ceux qui sont au bord de la tombe. Depuis que j'ai annoncé cette conférence jusqu'à ce soir-là quand j'ai dû paraître devant ma jeunesse imaginaire, je déambulais dans les fièvres. Tout était réglé dans ma tête, mais ce n'était que des pensées... quelle confusion ! J'imaginais des camarades qui saisiraient chaque parole comme une goutte d'eau pour la soif. Et moi parmi eux... (il s'interrompt) amusant ! Et arrive le soir fatidique. Huit heures... et déjà quelques visages étirés, et de discrètes railleries que, dès le premier instant, je me savais destinées. On entend quelque part une remarque ironique : « Il n'y en aura pas trop, ça en fera plus pour nous. » Je me suis demandé d'où venait ce cynisme. D'où qu'il vienne, c'est ma personne qu'ils ridiculisent, s'ils ne montrent pas d'intérêt pour une conférence... eux ? Je suis l'objet de risée... ils sont à la fois les moqueurs... et le public. Je commençais cependant. Jamais au cours de ma vie, je n'ai pris aussi tièdement la parole, aussi mécaniquement. J'ai dit en vérité tout ce que je projetais de dire, mais je me suis surpris moi-même de l'avoir dit ainsi. Quand j'ai relevé les yeux sur eux - surprise ! - je n'ai pas remarqué d'ennui : ils jouaient avec des chaînettes et regardaient leurs souliers... Mais, quand j'ai terminé et intérieurement remercié Dieu... tous ont repris haleine. Et même ! L'un d'eux reprenait mi-sarcastique, mi-courroucé mes propos en les appuyant. C'était assez. Cette forme de cynisme, le cynisme des enfants, des masturbateurs et encore enfants, m'a profondément impressionné. Que moi,  j'ai été ridicule, et eux non, c'était assez pour moi... Devant moi, toute notre société se trouvait vautrée dans sa nudité. Inconsciente bêtise qui déclare : que leur imposes-tu ce qu'ils ne veulent pas ? Insupportable, misérable et importun !!

DRAGO (avec un grand intérêt) : Tu as parlé des formes du cynisme.

MARIO : Oui. Leur exaltation originelle, patriotique, s'est dissipée à la première occasion dans la vie. Il s'agissait de leur unique exaltation altruiste et pure : la seule qu'ils ont ressentie, connue et entrevue. Alors ils ont raccordé les deux comme des notions identiques et en ont conclu : l'exaltation est patriotique, le patriotisme est naïf, l'exaltation est donc naïve... Et c'est ainsi que je suis passé moi aussi pour un naïf à leurs yeux. (Il rit avec mépris.)

DRAGO : Oui. Et alors ils ont honte de dire qu'ils travaillent ou étudient.

DURO : Et quoi ! Quand bien même ils se pavanent dans leur savoir.

DRAGO : Dans leur savoir, mais pas leur travail.

DURO : Oui, que pouvons-nous y faire. Ils veulent jouir de la vie. La jeunesse est dans la plénitude de ses forces, et... elle vit.

MARIO : Elle vit ? Elle vit, dis-tu? Et tu appelles ça la vie ? 

DURO : Se dessécher sur un livre... ce n'est pas la vie... L'amour, le vin, la danse, voilà la vie.

DRAGO : Non, Duro, tu ne les connais pas. La grande majorité ne comprend pas cela. Cette majorité bronze jusqu'à midi devant l'université et s'entraîne les doigts l'après-midi en jouant aux cartes. Le temps passe ainsi tant que n'approchent pas les examens. Et les plus aisés se distinguent de leurs camarades en « bronzant » et jouant aux cartes dans les bars.

MARIO : Le bar ! Moloch ! Ni un lupanar ni le cabaret ne détruisent l'existence autant que ce démon. En lui, les pensées s'émiettent, se dissipent comme la fumée de cigarette. Il contracte la fumée dans les poings et son cerveau dans un crâne !

DURO : Ce sont des idées noires. C'est ce que produit la vie contemporaine, et voilà. Le bar est une institution plus contemporaine que le cabaret ou le lupanar.

MARIO : Ce bar où les singes attirent sur eux l'attention des passants ? Mais tu te trompes ! Tu ne comprends pas la vie contemporaine.

DURO (avec la brutalité d'un ignorant) : Toi, tu la comprends !

MARIO : Attends. Tu es allé en Amérique, disons, puis tu reviens vers nous ; mais à la question : comment est-ce là-bas ? Tu ne sais pas quoi répondre, car tu as passé tout ce temps, disons, dans une maison perdue. En ce qui te concerne, personne ne dira donc que tu as vécu en Amérique. Prends maintenant toute cette masse de viande et d'os qui ne saurait répondre à la question : que disent la littérature, la science et l'art contemporains ? Et alors, si tu es fanfaron avec décence, dis-leur de vivre une vie moderne. Car si la modernité est dans l'oisiveté, l'amour et la boisson, alors eux aussi sont modernes autant que notre chien Castor.

DURO : Il s'agit d'une interprétation obscure. Il n'y a pas autant d'ignorance...

MARIO : Mais, c'est toi-même qui a défini la vie...

DURO : Je dis encore une fois que tu vois beaucoup trop de bêtises.

MARIO : Nous ne parlons pas de bêtises. Je n'ai pas affirmé, me semble-t-il, qu'il n'y a pas de connaissance. Oh oui, il existe du savoir. Mais quelle sorte de savoir est-ce là et qu'apporte-t-il ? Souviens-toi. Cela importe autant que la fonction d'un agent de police ou le travail d'un boulanger.

DURO : Tiens ! Tiens !

DRAGO : Continue ! 

MARIO : Écoutez ; nos gens commencent à se spécialiser à leur entrée à l'université. L'instruction générale cesse avec le baccalauréat. 

DRAGO (très vivement) : C'est ainsi.

DURO : Et ce doit être ainsi.

MARIO (railleur malgré lui) : Tu crois ? (Il poursuit lentement) : Personne n'affirmera donc qu'un juriste accompli n'entend absolument rien au droit. Il le connaît. Et certains le connaissent même très bien. Certains parfaitement. Le mathématicien les mathématiques, l'étudiant en médecine la médecine, etc. Une université achevée et dans la plupart des cas... une spécialisation accomplie. Mais dans de nombreux cas, celle-ci se poursuit. Et uniquement pour que cela ne te soit pas trop obscur, Duro, je ne m'arrêterai qu'à ceux qui poursuivent leur spécialisation. Un étudiant en droit devient un juge ou un avocat... un étudiant en mathématiques, par exemple, un professeur ; un étudiant en médecine un médecin, et ainsi de suite... Et maintenant, je demande, qu'avons-nous, nous tous, en tant qu'hommes en bonne santé et honnêtes, à gagner de cela ? Si on m'accuse, l'avocat me défendra ; si quelqu'un m'attaque, le juge rendra un jugement ; si je tombe malade, le médecin me guérira ; et si j'ai un enfant, le mathématicien lui enseignera les mathématiques afin qu'il puisse ainsi accéder à l'université et... gagner son pain... Mais nous, tels que nous sommes, qu'avons-nous à gagner de tout cela ? Nous donnent-ils plus que le gardien de la paix qui nous protège et le boulanger qui pétrit le pain ?

DRAGO (avec véhémence) : Non, certainement pas. 

MARIO (vivement) : Et nous y voilà. Nous sommes enfin arrivés et nous pouvons souffler. (Une pause.)

DRAGO (pensif) : As-tu repris ton souffle ?

MARIO : Pourquoi demandes-tu ?

DRAGO : Je demande.

MARIO : Oui.

DRAGO : Alors, poursuis alors. Ce n'est pas tout.

MARIO : Absolument tout. Mais allons plus loin. (Mélancoliquement) : Dans tout cela, combien de mesquineries ! Et combien de crimes ! De vrais crimes ! (Comme si ces mots aussi inattendus que le souffle du vent avaient frappé son visage et suspendu sa respiration. Mais Mario, à l'origine de ce vent imprévu, enchaîne avant qu'ils aient pu se mettre à parler) : Ils se spécialisèrent ! Ils constituèrent des castes dans la connaissance qui ne se respectent les unes les autres que de loin ! Et elle ? La vie au cachot, le genre sans le sexe et le cerveau sans le corps. Muette, sourde et stérile... Et nous autres, nous restons de pauvres hères. Car à qui est-elle accessible, leur connaissance ? Elle se résume à un paragraphe, à des menaces de troisième ordre, à la rétribution scolaire et... à faire des almanachs dans des clubs enclos par des murailles de Chine et des courriers avec des noms latins ! Et nous... pauvres hères : aie faim et crève ! Jetés sur la glace sans chauffage, sans pain. Alors, ils te raillent encore et disent : travaille et vis ! Vis et travaille !

DRAGO : Tu penses à moi ?

MARIO : Non, pas à toi. Et comment pourrais-je penser à toi ?

DURO : Alors à moi.

MARIO : Non, toi non plus. Toi, tu n'en as même pas parlé.

DRAGO (toujours aussi pensif) : Et c'est vrai. Seulement, je dirais qu'ils sont eux aussi isolés par une muraille de Chine.

MARIO : Peut-être. Mais pas d'elle, pour autant qu'on comprenne. Et ce sont encore là les meilleurs. Or que dire pour toutes les légions... (Il répète comme pour lui-même) : Toutes les légions... (A travers une sorte de sourire désagréable et muet) : Ils disent que les Tchèques déposent une bourse d'argent dans une des mains des nouveaux- nés, et dans l'autre un violon, et le côté qui penche, penche pour la vie. Et chez nous, un fauteuil pour paresser à gauche et une bouteille de vin à droite... Et... le côté qui penche... penche pour la vie... Seulement chez nous, c'est la droite qui penche généralement ou bien... les deux en même temps !

DRAGO : Oui. (Il l'observe d'un regard radieux et long) : Continue.

MARIO : Que je continue quoi ?

DURO : À ce sujet. Ce n'est pas trop obscur, vraiment, sauf que l'on ne distingue aucun point lumineux. (Il rit et fume.) Moi, je me tairai. Aujourd'hui, c'est ton jour.

MARIO (tremblant) : Oui ! Le mien ! Et mon anniversaire ? Et voici...

DRAGO (il le regarde durement) : Ce n'est pas tout.

MARIO : Et comment le sais-tu ?

DRAGO : Je le sais !

MARIO : D'où ?

DRAGO (frappant du poing sur la table) : Je le sais !

MARIO : Oh!Oh !

DRAGO : Ce n'est pas tout, je dis. Or, je veux tout entendre.

MARIO : Et pourquoi ?

DRAGO (soucieux) : Cela ne doit pas disparaître. Et tu pourrais oublier.

MARIO (étonné) : Ou-bli-er... et que veux-tu dire par là ? 

DRAGO (à contrecœur) : Je veux dire : oublier.

MARIO (cette vieille expression infantile qui se transforme vite en gravité dans la conversation est apparue sur son visage) : En vérité. Tu deviens de plus en plus crétin. La mémoire se dissipe. Le passé est enterré. Magnifique passé ! Un passé fait de huit lycées, deux années à se chauffer dans les bibliothèques, des jurons vides et la bamboche des grands jours ! Magnifique, en vérité ! (Avec mépris, comme s'il parlait d'un tiers) : Il y a de quoi oublier ! Une vie de triomphe, de découverte, d'invention, d'étude, de nouveaux problèmes et de nouvelles théories !

DRAGO : Ce n'est pas cela.

DURO : Laisse-le. C'est aujourd'hui son jour. Parle ! 

MARIO : De cela. Nous nous sommes arrêtés à la majorité, à la viande et aux os. (Cette ironie commence à se moduler non pas en un sarcasme mais en un demi désespoir dont l'autre moitié est faite de peur.) Et cette majorité remplit l'assemblée et le bar. Et vous, pouvez-vous le supporter ? Cette société, ces gens qui jouent la comédie dans leur vie... première phase du chien qui tête ; la deuxième, il aboie ; la troisième, il renifle ; la quatrième, il lèche ; la cinquième, il ronge ; et la sixième, il sommeille... Écoutez leurs conversations. Leur spécialité y participe en tant que calembour ou imposition ; leur connaissance élargie pour l'affaire d'une princesse timbrée ou d'un cirque ; leur finesse d'esprit pour les hanches d'une serveuse et leur engouement pour des souliers cirés ou le frisson de mains longues et fines sur leurs épaules robustes et herculéennes. (Exaspéré) : Oui, ils ont pris un fouet, un fouet, un fouet impétueux dans des mains plus impétueuses encore, et ils m'ont repoussé, chassé, rejeté sur les spectrales routes villageoises. (Ses yeux semblent se remplir d'une colère impuissante. Une pause.) Mais, est arrivé ce qui a tout scellé... Et la dernière lueur s'est éteinte. (Un silence court et solennel) : Il y a peu, six mois environ, j'étais au lit malade. Je pouvais juste lire les journaux et je les ai lus de l'éditorial jusqu'aux petites annonces. Et c'est ainsi qu'un jour je tombais par hasard sur un court article d'à peu près une dizaine de lignes dans lequel il était dit que la théorie atomique s'était effondrée et que toute la chimie s'érigeait sur de nouvelles bases. Une véritable révolution dans la science ! (Amèrement) : Et je l'ai appris par hasard en lisant la dernière rubrique !! Vous comprenez ce que cela signifie quand parvient d'abord jusqu'à nous le coup d'État d'une tribu sauvage quelconque plutôt qu'une révolution dans le savoir humain ? Dieu sait, je pensais, comment là-bas de nouvelles vérités avaient remplacé les vieilles et combien de théories renversées en lesquelles encore aujourd'hui nous sommes convaincus de leur actualité ! Dieu sait combien de faits brevetés et reconduits de nouveau, et nous, nous élevons et entassons sur leurs fondements mensonge après mensonge ; nous érigeons un bâtiment de mensonges et crions stupidement que c'est là le temple de la vérité !!!... J'étais alité dans les fièvres ; des chiffres énormes et moqueurs que je ne pouvais lire bourdonnaient autour de moi, mais moi dans une terreur puissante, je cachais ma face ruinée, honteuse et ignominieuse, et je ne pouvais la cacher cependant. Je me suis réveillé trempé jusqu'aux os. (Une pause. Alors, dans le silence que Duro n'a altéré qu'en buvant un peu moins d'une moitié de la bouteille, il reprend la parole, avec gravité, un peu perdu, taciturne) : Alors, il date tout cela. Et la dernière lumière s'est éteinte. Les ténèbres. L'obscurité fantomatique. Et... la panique. Depuis les gouttes quotidiennes et cette ambiance éternellement brumeuse... Et les pressentiments... La nervosité, l'insomnie, les pensées rompues et un clou dans le cerveau, autour duquel s'accumulent des toiles d'araignée... La satisfaction qui te saisit dans les frissons, qui sont passés et que tu attends... Alors tu veux oublier - la musique dans laquelle les hommes se massacrent - l'alcool grâce auquel tu te ris de la mort... Mais elle est là. (Il a tressailli.) Elle est là. (Avec un rire horrifié) : Tu l'accueilles avec des chants royaux, des sourires printaniers et des larmes de liberté. (Mais il a ri jaune. Les deux autres sont comme muets et lui comme dans une extase délirante. Et alors, comme si un éblouissement l'avait frappé, il se renferme sur lui-même. Alors - plus tard – en apparence, simplement et calmement) : Allons ! Ne faites pas les enfants.

DURO : Non.

MARIO : C'est ta dernière réponse ?

DURO : La dernière. (Il a pris un livre.)

MARIO : Et toi, Drago ?

DRAGO (il lutte difficilement, peureusement et péniblement) : Non.

MARIO : C'est ta dernière réponse ?

DRAGO (comme précédemment) : Oui.

MARIO (étouffant, comme s'il retenait un sanglot) : La dernière, vraiment la dernière ?

DRAGO (avec effort) : La dernière.

MARIO (comme précédemment) : Et tu ne viens pas ?

DRAGO : Je l'ai dit. 

MARIO (poussant involontairement un cri) : Non ?! (Mais il se reprend aussitôt) : Bien donc.

DRAGO : Où vas-tu à présent ?

MARIO (avec un sarcasme involontaire) : Je vais écrire et devenir immortel. Ce serait dommage que cela disparaisse, et je pourrais l'oublier. (Il part soudain.)

DRAGO (qui regarde la porte qui se referme rapidement, avec hébétude) : Que...

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