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ZVONIMIR BAJSIĆ

 

 

 

VOIS, COMME LE JOUR COMMENCE BIEN 

 

Comédie

 

 

 

PERSONNAGES :

 

MONSIEUR MIROSLAV

professeur à la retraite

 

MADAME MARIOLA

veuve en bonne forme

 

 

 

 

          La pièce se déroule dans l'appartement de madame Mariola dans les nouveaux quartiers de Zagreb. 

 

 

 

PREMIÈRE PARTIE

 

 

 

          Une cuisine avec une porte donnant sur un petit balcon à travers laquelle on aperçoit plusieurs immeubles récents. Bien qu'il s'agisse de nouveaux lotissements, la cuisine a un air chaleureux et ancien à cause de ses petits rideaux, de petits volants, ainsi que plusieurs images brodées sur toile avec des inscriptions comme : « Un sourire sur le visage de l'époux réjouit la maîtresse de maison ».

          Mariola près du poêle prépare le café lorsque la sonnette résonne. Miroslav apparaît à la porte avec un sac à une main et un chapeau à larges bords à l'autre.

 

MIROSLAV : Bonjour, chère madame. Me voici.

MARIOLA : Oh, si tôt ?

MIROSLAV : Oui... (Une pause). Puis-je entrer ?

MARIOLA : Je vous en prie, je vous en prie.

 

Une pause.

 

MIROSLAV : Puis-je m'asseoir ?

MARIOLA : Et comment !

 

Une pause.

 

MIROSLAV : Je poserais bien mon sac sur la table, si cela ne vous dérange pas.

MARIOLA : Faites.

 

Une pause.

 

MIROSLAV : Le café est-il prêt ?

MARIOLA : Le café ? (Elle sourit). Non.

MIROSLAV : Bon. (Une pause). C'est votre petit balcon...

MARIOLA : Oui ?

MIROSLAV : Vous avez une belle vue.

MARIOLA : Sur quoi ? Sur un petit morceau de pelouse, sur la rue d'en face, sur cette fourmilière d'habitats ?

MIROSLAV : Au moins, ce n'est pas ennuyeux.

MARIOLA : Ce n'est pas ennuyeux. Il se passe toujours quelque chose dehors. 

MIROSLAV : C'est important.

MARIOLA : Pardon ?

MIROSLAV : C'est important que ce ne soit pas ennuyeux. C'est le plus important. Vous êtes d'accord ?

MARIOLA : Je ne sais pas. Je n'y ai pas réfléchi.

MIROSLAV : Vous n'y avez pas réfléchi ? Mais, voyez-vous, il faut réfléchir ! C'est comme si vous traversiez la rue sans regarder à gauche et à droite si une voiture approche. Vous avancez d'un pas courageux, et tout à coup : boum ! C'est la même chose avec cet ennui. Vous ne faites pas attention et cela vous arrive lorsque vous vous y attendiez le moins. Et elle est poisseuse comme le diable. Vous la poussez, la grattez, mais elle ne bouge pas.

MARIOLA (elle sourit) : Allons, je vous en prie.

MIROSLAV : Tout le monde pense que l'ennui est quelque chose d'inoffensif, comme un refroidissement, disons. Vous éternuez pendant trois jours, vous salissez dix mouchoirs et c'est fini. Ils ont tort. Elle laisse des traces durables, comme on dit d'ordinaire. 

MARIOLA : Quelles traces ?

MIROSLAV : Ça dépend pour qui. Certains sont frappés au cœur, d'autres au cerveau. Chez les femmes, les marques les plus visibles sont extérieures, pour ainsi dire. La peau du visage se dessèche, elle devient grisâtre et rugueuse comme du papier de verre, par exemple. Les yeux perdent de leur couleur, ils se brouillent, s'éteignent. Les seins, excusez l'expression...

MARIOLA (elle l'interrompt) : Ce mois-ci, vous êtes venu plus tôt que d'habitude.

MIROSLAV : Plus tôt que d'habitude ?

MARIOLA : Avant le cinq.

MIROSLAV : Je ne sais même pas quel jour nous sommes aujourd'hui.

MARIOLA : Le trois.

MIROSLAV : Et alors ?

MARIOLA : Rien. Ce n'est pas grave. J'ai touché ma pension hier et il n'y a pas de problème.

MIROSLAV : Plus tôt que d'habitude ? Aujourd'hui, c'est la première fois que je viens ici.

MARIOLA : Je sais, et les autres avant vous venaient après le cinq. Entre le cinq et le dix.

MIROSLAV : Donc, il y a beaucoup de passage chez vous !

MARIOLA : Plus maintenant, depuis que l'électricité et l'eau sont encaissées au forfait. Il ne reste plus que le loyer et votre taxe audiovisuelle.

 

Une pause.

 

MIROSLAV : Madame, je ne suis pas l'encaisseur.

MARIOLA : Non ?

MIROSLAV : Non.

MARIOLA : Mais que diable faites-vous alors ici ?!

MIROSLAV : Je suis venu pour le café.

MARIOLA : Pour le café ?

MIROSLAV : À votre invitation.

MARIOLA : Moi, je vous aurais invité à boire un café ? Un homme inconnu ? Un homme que je vois pour la première fois ?

MIROSLAV : N'allons pas nous mentir, madame.

MARIOLA : Bon, alors, écoutez !

MIROSLAV : Attention, l'eau bout !

MARIOLA : Qu'elle bouille, en quoi cela vous concerne ?!

 

Mariola écarte la casseraole du feu.

Une pause.

Miroslav se lève.

 

MIROSLAV : Bon, alors rien. Nous dirons qu'il s'agit d'une erreur. Vous m'avez vu de près, ça vous a donné une mauvaise impression, et à présent vous vous écartez.

MARIOLA (mettant le café sur le feu) : Comment, écartez ?

MIROSLAV : Bien, bien, ne perdons pas notre temps en paroles. Comme si de rien n'était. Je pars...

MARIOLA : Nous sommes en plein malentendu.

MIROSLAV : Il n'y a pas d'erreur. Du moins, pas de mon côté.

MARIOLA : Peut-être vous êtes-vous trompé d'adresse ?

MIROSLAV : Non.

MARIOLA : Je vous aurais donc en personne invité chez moi?

MIROSLAV : Vous, personnellement, chère madame. Un peu plus tôt, vous vous teniez sur le petit balcon.

MARIOLA : Oui, j'étais dehors.

MIROSLAV : Et vous mouliez le café.

MARIOLA : C'est vrai.

MIROSLAV : Et moi, je traversais la pelouse.

MARIOLA : Peut-être, je concède.

MIROSLAV : Il n'y a là rien à concéder, madame. J'ai vraiment traversé la pelouse.

MARIOLA : C'est possible. Il me semble à présent que je vous avais remarqué.

MIROSLAV : Vous m'avez remarqué, vous m'avez remarqué. Quand je me suis arrêté. Je me suis arrêté et j'ai pensé : Vois, comme le jour commence bien ! Au balcon, une femme charmante prépare le café tôt le matin. Les petits oiseaux chantent déjà sur les branches, on entend les trains dans le lointain, et les premiers feux s'allument dans les poêles. Mes narines se sont ouvertes et j'ai goulûment inspiré l'arôme du café frais moulu. Vous avez compris cela, avez souri et m'avez adressé un signe de la tête...

MARIOLA : Tout cela est fort désagréable.

MIROSLAV : Oui. En un instant, l'homme réalise que le soleil brille, il lève les yeux au ciel, respire profondément, son âme s'élève, et alors une averse s'abat sur lui. Tandis que vous cligniez de l'oeil, le gai canari s'est tranformé en un moineau trempé.

MARIOLA : Fort désagréable.

MIROSLAV : Excusez le dérangement, chère madame, et comme si rien ne s'était passé. S'il arrive que nous nous rencontrions dans la rue, passez librement près de moi comme si je n'existais pas.

 

Une pause.

 

MARIOLA : Cette situation est stupide, vraiment stupide. Mais, allez, rasseyez-vous, et buvons ce malheureux café.

MIROSLAV : Vous êtes très aimable, mais...

MARIOLA : Allez, asseyez-vous, maintenant que vous êtes là.

MIROSLAV : Je répète que vous êtes très aimable, mais apparemment ce café ne m'était pas destiné.

MARIOLA : Quelle histoire pour un café. Je ne peux pas vous laisser partir ainsi.

MIROSLAV : Je vous remercie, mais tout est dorénavant inutile. Vous ne m'avez pas invité et je ne suis pas l'encaisseur.

MARIOLA : Alors considérons que vous êtes véritablement encaisseur. Vous êtes venu percevoir la note, boire un café, et au revoir jusqu'au mois prochain.

MIROSLAV : Mais puisque je ne suis pas encaissseur...

MARIOLA : Vous êtes quelqu'un de lourd. Je dis, comme si vous étiez l'encaisseur. Ou un voisin. Une connaissance de mon défunt mari. Ou, je suis rentrée du marché, en chemin je me suis sentie mal et vous m'avez aidée à porter les courses. Je vous ai fait un café et remercié. Ça vous va, comme ça ?

MIROSLAV : Vous allez vous fâcher contre moi, mais je dois répéter que je ne suis ni votre voisin, ni une connaissance, ni... et cétéra.

MARIOLA : Vous êtes ainsi, si je peux dire, pointilleux en tout ?

MIROSLAV : En tout.

MARIOLA : Alors rien. (Une pause). Bien que je ne voie pas de raison pour que vous ne buviez pas ce café, puisque nous nous sommes déjà embrouillés en...

MIROSLAV : Nous nous ne sommes pas embrouillés, madame.

MARIOLA : Comment dois-je alors appeler cela ?

MIROSLAV : Le mieux, c'est de ne pas l'appeler. Car rien n'est arrivé. Je suis passé près de votre demeure et j'ai poursuivi plus loin. Comme des centaines d'autres chaque jour.

MARIOLA : Écoutez, maintenant, ça suffit vraiment ! Asseyez-vous et buvez ce café ! (Mariola dispose le service à café. Miroslav s'assied à table. Mariola verse le café). Si vous préférez plus sucré, le sucre est là.

 

Une pause. Miroslav observe la cuisine.

 

MIROSLAV (il lit sur le mur) : « Celle qui aime son époux, ne sale pas trop la soupe ! »

MARIOLA : Pardon ?

MIROSLAV : Je lis ce que vous avez réalisé au-dessus du poêle. 

MARIOLA : Ah, ça. Ça a déjà trente ans. Je me préparais au mariage quand je l'ai brodé. 

MIROSLAV (il lit) : « Un sourire sur le visage de l'époux réjouit la maîtresse de maison ! ». Charmant.

MARIOLA : Cela vous plaît ?

MIROSLAV : C'est un poète qui vous l'a suggéré ?

MARIOLA : Allons donc, c'est moi, comme ça...

MIROSLAV : Vous seule ?

MARIOLA : Ma tante à Zabok avait quelque chose de semblable dans sa cuisine.

MIROSLAV (il lit) : « Celui qui n'aime pas gâche la moitié de sa vie ! » Instructif.

MARIOLA : Qu'en est-il de votre café ? J'ai déjà bu le mien, et vous n'avez même pas pris une gorgée !

MIROSLAV : Il semble que nous ne nous sommes pas compris. Madame, je n'aime pas m'imposer. Si je ne suis pas le bienvenu, si je ne suis pas invité...

MARIOLA : Pas invité ? Mais je vous ai déjà cinq fois proposé du café !

MIROSLAV : De telles invitations ne m'intéressent pas. Je peux très bien boire un café comme celui-là dans le premier bistrot venu, là, tout de suite, au coin de la rue.

MARIOLA : Vous n'êtes vraiment pas quelqu'un de drôle.

MIROSLAV : Au contraire. Si vous me connaissiez mieux, vous verriez que je suis un véritable boute-en-train.

MARIOLA : Alors la première impression est trompeuse.

MIROSLAV : Elle est trompeuse.

MARIOLA : Que dois-je faire ? Dois-je vous envoyer une convocation par voie postale ?

MIROSLAV : Une convocation se distingue d'une invitation comme un éléphant d'une mouche, chère madame. Si tôt le matin, un homme, alors que le soleil vacille encore dans les feuilles des bouleaux, s'arrête sur la pelouse parce qu'il a aperçu au balcon une femme charmante et heureuse d'un doux sommeil, encore chaude du lit comme un pain retiré du four, cette femme préparant le café et lui souriant, alors ce café... c'est du café ! Mais ce que vous vous m'offrez de force comme à un certain percepteur... qu'est-ce que c'est ? Une soupe ordinaire !

MARIOLA : Bien, quelle différence cela fait-il que je vous ai souri ou non. Puisque vous y tenez vraiment, admettons que je vous ai souri et que je vous ai fait signe de monter boire un café.

MIROSLAV : Admettons, dites-vous ?

MARIOLA : D'accord, je vous ai réellement souri et je vous ai invité à un café.

MIROSLAV : Et vous m'avez fait signe de la main ?

MARIOLA (elle sourit) : Oui !

MIROSLAV : Je ne l'ai même pas remarqué. Il m'a semblé que vous ne m'avez fait qu'un signe de la tête. Et vous, vous m'avez même fait un signe de la main.

MARIOLA (elle rit) : Oui.

MIROSLAV : Vous aussi, vous avez ressenti dès que vous êtes sortie sur le balcon que ce matin avait commencé extraordinairement !

MARIOLA (bien disposée) : Et oui ! Tandis que je me levais du lit, j'ai marché les pieds nus sur une écharde du parquet.

MIROSLAV : Cela peut être dangereux. L'avez-vous retirée ? Toute entière ?

MARIOLA : Certainement.

MIROSLAV : Et vous m'avez fait un signe de la main, vous dites ?

MARIOLA (avec un sourire) : Oui, oui.

MIROSLAV : C'est agréable de rencontrer par une telle matinée quelqu'un d'inconnu, n'est-ce pas ?

MARIOLA : Ce n'est pas mal. Alors ?

MIROSLAV : Quoi ?

MARIOLA : Le café.

MIROSLAV : Quel café ?

MARIOLA : Il a déjà refroidi.

MIROSLAV : Chaud ou froid, ça m'est égal.

MARIOLA : C'est heureux. Certains ne l'aiment pas froid, et d'autres ne le boivent que froid. Ils disent que ça fait moins de mal.

MIROSLAV : Ça m'est totalement égal. Je ne le bois ni chaud ni froid. 

MARIOLA : Non ?

MIROSLAV : Une fois, encore jeune homme, j'ai bu en compagnie deux trois cafés. Ils étaient écœurants. Depuis, jamais plus. 

MARIOLA : Ni maintenant ?!

MIROSLAV : Ça ne m'effleure même pas l'esprit.

MARIOLA : Par quel diable alors nous chamaillons-nous autour de ce café ?!

MIROSLAV : Nous ne nous chamaillons pas autour du café, mais sur la question de l'invitation. Vous avez voulu cacher que vous m'aviez invité.

MARIOLA : Par conséquent, vous n'êtes pas venu pour le café ?!

MIROSLAV : Non.

MARIOLA (embarrassée) : Et... si je vous verse une eau-de-vie ?

MIROSLAV : Une eau-de-vie, d'accord.

MARIOLA : Merci, mon Dieu. Et vous dites encore que vous n'êtes pas un homme difficile.

MIROSLAV : Et je ne le suis pas. Par ailleurs, je m'estime être quelqu'un d'amusant.

MARIOLA : Ça vous paraît peut-être amusant à vous, mais pas à moi.

MIROSLAV : Alors, vous n'auriez pas dû m'inviter.

MARIOLA (elle se retient difficilement) : Laissons de côté la question de l'invitation, je vous prie ! Pas de café, bon, qu'il s'agisse d'eau-de-vie, et tout est en ordre.

 

Mariola sort une bouteille d'eau-de-vie et un verre de la crédence.

 

MIROSLAV : Et vous ? Versez-vous-en aussi.

MARIOLA : Je ne bois pas.

MIROSLAV : Vous croyez que je vais boire seul ? Si je tenais à une eau-de-vie, j'aurais aussi bien pu faire un saut...

MARIOLA (elle sourit) : Au premier bistrot, je sais.

MIROSLAV : Tout de suite, là, au coin de la rue.

MARIOLA : Tout de suite, là, au coin de la rue.

MIROSLAV : Vous voyez comme nous nous comprenons bien. Alors, où est le second verre ?

 

Mariola dépose sur la table un second verre.

 

MARIOLA (elle soupire) : Qu'il en soit ainsi.

MIROSLAV : Eh, alors, santé, madame... comment dois-je vous appeler ?

MARIOLA : Mariola.

MIROSLAV : Mariola ? C'est joli. Moi, appelez-moi Miroslav.

MARIOLA : Vous vous appelez Miroslav ?

MIROSLAV : Vous avez connu un Miroslav ?

MARIOLA : Eh, oui.

MIROSLAV : Votre époux ne s'appelait pas Miroslav ?

MARIOLA : Non.

MIROSLAV : Santé, madame Mariola !

MARIOLA : Santé.

MIROSLAV : Santé, Miroslav !

MARIOLA : Il faut le dire ?

MIROSLAV : Ce serait correct. Ça vous est difficile ?

MARIOLA : Difficile.

MIROSLAV : Essayez. Au début, ce sera un peu étrange, puis ensuite...

MARIOLA (avec hardiesse) : Allez, buvons cette eau-de-vie sans trop de simagrées ! (Choc des verres. Mariola boit). Hou, quelle affreuse boisson.

MIROSLAV : Vous allez devoir recommencer.

MARIOLA : Pourquoi ?

MIROSLAV : Parce que moi, je n'ai pas bu.

MARIOLA : Mais buvez donc !

MIROSLAV : Je ne peux pas sans le « Santé, Miroslav ! » Puisque je vous ai saluée de votre nom, il est normal que vous me rendiez la pareille.

 

Miroslav remplit le verre.

 

MARIOLA : Vous croyez que je vais boire un autre verre de ce poison ?

MIROSLAV : Vous semblez vouloir délibérément m'insulter. Pourquoi alors m'avez-vous donc invité ? Pourquoi ne m'avez-vous pas laissé tranquillement traverser la pelouse ? Suivre mon chemin.

MARIOLA (avec colère) : Écoutez, Miroslav !

MIROSLAV : Plaît-il ?

MARIOLA (se retenant) : Rien. Buvons encore cette eau-de-vie, puis...

MIROSLAV : Santé, madame Mariola !

MARIOLA : Santé, Miroslav ! (Ils boivent). Merci Seigneur. C'était bon cette fois ?

MIROSLAV : Impeccable. Selon les règles.

MARIOLA : Nous voici enfin quittes !

MIROSLAV : Comment ça, quittes ?

MARIOLA : Les comptes sont réglés.

MIROSLAV : Encore vous, et votre encaisseur. Voulez-vous entendre que vous ne m'avez pas invité ?

MARIOLA : Mais si, si.

MIROSLAV : Que vous ne m'avez pas fait un signe de la main ?

MARIOLA : J'ai fait un signe. Je dis seulement : je vous ai invité à prendre un café, il n'y avait pas de café, il y avait de l'eau-de-vie, et à présent nous sommes quittes !

MIROSLAV : Quel horrible terme... QUITTE ! Comment pouvez-vous seulement vous exprimer ainsi ? Ne ressentez-vous pas comment ce mot ne convient pas dans ce matin doux, tendre et somnolent ? Quitte ! Brrr... Un mot teuton, germanique, dur, sans équivoque. Quitte... c'est fini, terminé une fois pour toutes, sans espoir, il n'y a là pas de correction possible comme à l'école. Le mot commence avec un Q dur, une horreur dans la voix. Que sont par exemple le F, le N, le G, le H ou n'importe quel autre comparé à l'affreux Q. Après le Q arrive immédiatement le U glissant. Pourquoi ? Car sur le U, comme sur une peau de banane, vous dérapez sur une lame, sur la pointe de la lettre I ! I, une lettre sur laquelle vous pouvez vous couper si vous n'y prenez garde lorsque vous le prononcer. Ainsi, du puissant Q, vous êtes projeté comme par une fronde à l'aide de la lettre U directement sous la guillotine de la lettre I. Joliment piqué sur le grill. À la fin, ces T viennent davantage comme une clôture dans une cour, une palissade, un mur duquel vous allez dégringoler. Ces T, c'est comme si vous tombiez d'une falaise dans un gouffre et quelqu'un encore en bas, veuillez excuser l'expression, vous donne des coups de pied au cul. Et vous me dites : Maintenant, nous sommes QUITTES ! QUITTES de toute affaire ! Une eau-de-vie et nous sommes QUITTES !

MARIOLA (après une pause) : Vous devez être quelqu'un d'érudit.

MIROSLAV : Je suis érudit. C'est la vérité.

MARIOLA : Et moi, je ne prends pas garde aux mots. Ce que j'ai dans le cœur, c'est que j'ai aussi sur la langue.

MIROSLAV : Madame Mariola, plutôt que QUITTE, vous auriez pu utiliser un autre de nos mots, je veux dire un mot de chez nous. Vous auriez pu dire : Maintenant, nous sommes apaisés. Au radical de ce terme repose le mot PAIX, et non une guillotine, madame. Ou bien : Une eau-de-vie et c'est CLOS.

MARIOLA : Mais c'est la même chose.

MIROSLAV : Vous avez tort, clos n'est pas quitte. Dans clos, rien n'est jamais clos. Le mot construit autour du seul O, d'un simple rond, d'un anneau, d'une roue, dans lequel chaque fin est immédiatement un commencement, que vous tournez comme vous le voulez, selon votre humeur. Clos est un chariot qui roule en permanence et tourne. Un vrai mot de chez nous, un roulis, insaisissable. Et il devrait signifier la même chose que quitte. Et comment ! Qu'est-ce qui vous est venu au cœur, et sur la langue, madame Mariola ? Sommes-nous apaisés ou sommes-nous quittes ?

MARIOLA : Ah, quand on considère les choses sous cet angle, alors peut-être que je ne me suis pas le mieux exprimée.

MIROSLAV : Je le savais. Mais, dites-moi donc ce qu'il en est de cette écharde ?

MARIOLA : Une écharde ?

MIROSLAV : Quand vous êtes sortie du lit. Les pieds nus sur le parquet.

MARIOLA : Ça me picote encore un peu, mais ça va aller.

MIROSLAV : J'ai connu une femme, certes ignorante, pas ici à Zagreb mais à Bjelovar où j'exerçais alors. Elle ne s'est pas plantée une écharde dans le pied mais dans la main. Elle polissait le parquet, frottait, quand alors... une banale écharde. Elle n'y a pas accordé d'attention, a trempé ses mains, fait la lessive, la vaisselle. Mais trois jours plus tard, les doigts se sont mis à se contracter, une rougeur est apparue, la main la fait souffrir. Mais l'ouvrage ne saurait attendre et la femme continue à travailler, pensant que ça passerait comme ça a toujours passé. Cette fois-ci, une enflure purulente a surgi, les douleurs gagnent tout le bras, des ganglions apparaissent sous les aisselles. Le bras est incapable de bouger, la femme a des fièvres, elle avale de l'aspirine, boit des tisanes, se badigeonne de toutes sortes de pommades. Sans résultats. Dix jours plus tard, le poing ressemble déjà à une citrouille !

MARIOLA (effrayée) : Et que s'est-il passé après ?

MIROSLAV : Je ne sais pas.

MARIOLA : Vous le savez, mais vous ne voulez pas me le dire.

MIROSLAV : Non, je ne sais pas. Justement alors, je suis parti de Bjelovar pour ne plus jamais y revenir. La dernière chose dont je me souvienne est l'image de cette femme perdue dans la gare, avec une main qui me dit encore au revoir et l'autre qui pend le long du corps comme un sac de choux pourris.

MARIOLA (horrifiée) : C'est affreux !

MIROSLAV : Voyons à présent ce qu'il en est de votre écharde ! Asseyez-vous et tendez-moi votre pied !

MARIOLA : Mais je ne vais quand même pas...

MIROSLAV : Allez, laissez faire. Pour ce genre de choses, il n'y a pas de gêne ! (Miroslav fait asseoir Mariola et prend son pied sur son genou. Il met ses lunettes et retire la pantoufle). C'est là, n'est-ce pas ? Ça fait mal ?

MARIOLA : Non.

MIROSLAV : Et là ?

MARIOLA : Non.

MIROSLAV : Quand j'appuie ici ?

MARIOLA : Non plus.

MIROSLAV : C'est bon signe. On dirait qu'elle est toute entière ressortie. Il ne serait pas inutile de désinfecter la plante du pied avec de l'eau-de-vie. Vous avez un mouchoir ? (Mariola lui tend un mouchoir, et Miroslav le trempe d'eau-de-vie). Voilà. Ça brûle ?

MARIOLA : Non, c'est froid. Très agréable.

MIROSLAV : Vous avez vu ?

MARIOLA : Ça commence même à me chatouiller.

MIROSLAV : Chatouiller ? C'est bien... (Miroslav retire ses lunettes). Mais, que voulais-je dire ? Oui. Voyez, chère madame Mariola, il y a encore peu vous me regardiez comme un intrus, un insecte importun, qu'il faut au plus vite expulser de l'appartement, et maintenant, maintenant votre jambe repose sur mes genoux !

MARIOLA (elle retire soudainement sa jambe) : Bon, écoutez !

MIROSLAV : La jambe chaude d'une femme charmante. Vous comprenez dorénavant la différence entre QUITTE et CLOS ? Nous ne sommes pas quittes, nous avons délicieusement clos ou délicieusement fait ce qu'il fallait car nous ne sommes tenus à rien. Les mots flottent comme des astronautes dans l'espace, au même instant, et sont et ne sont pas semblables à des ballons emplis d'hélium. Vous lisez certainement les journaux ?

MARIOLA (avec assurance) : Monsieur Miroslav, vous êtes un homme sympathique et je suis contente d'avoir fait votre connaissance, mais... !

MIROSLAV : Mais... il serait temps que vous prépariez la soupe !

MARIOLA (bouche bée) : Quoi ?!

MIROSLAV (enthousiaste) : Votre cuisine sent profondément la bonne et ancienne soupe. Cette propreté, cette chaleur, toutes ces maximes, ces volants, tout scintille, tout respire la simplicité. Pour être franc, dès que je suis entré, l'envie m'a saisi d'une bonne soupe domestique préparée par une maîtresse de maison riante, tendre et dodue. Ça n'existe plus que dans les contes. Ces bouillons, une soupe de poulets gras qui se sont nourris dans les prés parfumés des plateaux. Des potages de champignons séchés, ou brûlés lorsqu'on souffre de l'estomac. Et celles qui sont acides, au cœur aigre ou au mou, ou la soupe au vin. Une soupe cuite avec soin et amour ! Il est écrit ici : « Le sourire sur le visage de l'époux réjouit la maîtresse de maison ! » Et de la radio retentissent des airs de polka styrienne. Donnez vite la casserole, versez de l'eau, allumez le feu !

 

Miroslav ouvre la crédence, sort une casserole, verse de l'eau.

 

MARIOLA (stupéfaite) : Vous pensez rester ici pour dîner ?!

MIROSLAV : Évidemment ! Ne perdons pas de temps !

MARIOLA (elle se raidit toute et hurle) : Nous sommes QUITTES !

MIROSLAV : Pardon ?

MARIOLA : Je dis, quittes de toute affaire ! Quittes ! Quittes !

MIROSLAV : Comment dois-je comprendre cela ?

MARIOLA : Ce que j'ai sur le cœur, je l'ai aussi sur la langue. Quittes ! C'est comme ça !

 

Une pause plus longue.

 

MIROSLAV : Bon. D'accord. (Une pause). Je dis d'accord. Entendu. (Pause). Bien.

MARIOLA (elle sourit) : Bien.

MIROSLAV : Entendu.

MARIOLA : Entendu. (Elle éclate de rire). Ah, Seigneur !

MIROSLAV : Miroslav !

MARIOLA : Miroslav, mais ça ne va pas ! Vous êtes vraiment charmant, et même adorable, et drôle, mais ce qui convient va, et ce qui ne convient pas ne va pas !

MIROSLAV (soudain) : N'allez pas de nouveau vous braquer ! Vous allez dire quelque chose que vous regretterez plus tard. Car... tout passe, madame Mariola. Il n'y a rien qui ne passera pas.

MARIOLA : De la soupe pourtant, il n'y aura rien !

MIROSLAV : Vous en êtes certaine ?

MARIOLA : Tout à fait. Et même si je voulais la préparer, je n'ai pas ce qu'il faut pour ! Voilà ! Êtes-vous satisfait à présent de la réponse ?

MIROSLAV : Complètement.

MARIOLA : Et donc ?

MIROSLAV : Donc... allumez le feu ! (Miroslav ouvre sa sacoche et en sort un morceau de viande fraîche). Le bœuf est là ! Et il y a même un os. Je revenais justement du marché lorsque je suis passé sous votre balcon.

MARIOLA (pantoise) : Nooon !

MIROSLAV : Siii ! Voilà, jetez un coup d'oeil, rouge comme une rosette !

MARIOLA : Seigneur !

MIROSLAV : Miroslav ! 

MARIOLA : Miroslav ! Monsieur Miroslav !

MIROSLAV : Nous allons jeter ce bouvillon dans la casserole !

 

Miroslav met la viande dans la casserole.

 

MARIOLA (fermement) : Cher monsieur ! 

MIROSLAV : Un peu de sel ?

MARIOLA : Nooon !

MIROSLAV : Pas tout de suite ? Plus tard ?

MARIOLA (elle est devenue toute rouge ; elle ne trouve pas le bon mot, laisse tomber ses bras avec impuissance et s'assied) : Versez-moi une eau-de-vie.

MIROSLAV : Avec plaisir.

 

Miroslav remplit les verres.

 

MARIOLA : Et vous dites... il n'y a rien qui ne passera pas ?

MIROSLAV : Rien, madame Mariola. À votre âge, cela devrait être clair. Vous n'êtes pas une écolière.

MARIOLA : Quelle surprise cachez-vous encore dans votre sacoche ?

MIROSLAV (calmement) : Des babioles. Une brosse à dents, des pantoufles et un pyjama.

MARIOLA : Un pyjama ?! Vous ne pensez quand même pas...

MIROSLAV : Si.

MARIOLA : Vous pensez quoi ?

MIROSLAV : Je pense ce que vous pensez que je ne pense pas.

MARIOLA : Et vous portez ainsi tout cela dans votre sacoche ?

MIROSLAV : Oui. Tous les jours. C'est mon principe. On ne sait jamais quand on en aura besoin. Vous errez cinquante ans et rien. Et alors, un jour, un rayon de soleil...

MARIOLA (ironique) : À travers les feuillages des bouleaux...

MIROSLAV : À travers les feuillages des bouleaux. Les petits oiseaux gazouillent...

MARIOLA : Au balcon apparaît...

MIROSLAV : Une femme charmante...

MARIOLA : Elle te sourit...

MIROSLAV : Elle te fait signe, et quoi ? Tu bois chez elle une eau-de-vie, tu remercies gentiment et tu rentres chez toi, car tu es dépourvu du strict nécessaire. Sans outils. Complètement démuni. Tu te précipites rapidement à la maison pour chercher tes affaires, tu reviens, tu sonnes, et au lieu de Mariola, c'est la face idiote d'un homme qui t'ouvre la porte. Tu lui dis : « J'étais le premier, et au premier la fille ». Il vous répond : « Mon cher, faut battre le fer tant qu'il est chaud ! » Vous vous balancez l'un l'autre encore quelques proverbes... et la queue entre les jambes. Non, à moi, cela ne peut pas m'arriver. Je suis toujours prêt. Disponible. Comme disent les Bolognais... pronto !

MARIOLA : Vous êtes fantastique, Miroslav. Ça, je pense qu'on ne le trouve même pas dans les romans.

MIROSLAV : Non, madame. Car les romans racontent la vie, comme on dit. Et la vie, comme vous le savez, est généralement négligée, bégayante, misérable, impersonnelle, et les romans sont de même. 

MARIOLA (ironiquement) : Je n'ai donc rien perdu à ne pas les avoir lus ?

MIROSLAV : Rien. Si vous vous ennuyez un jour, vous me raconterez le roman de votre vie. Je parie que l'ensemble tient sur une liasse de deux ou trois pages. Les écrivains se contentent de développer ensuite cela parce que les livres volumineux se vendent plus chers que les petits.

MARIOLA (elle se lève) : Que diriez-vous si j'ouvrais la porte de l'appartement et criais : dehors !

MIROSLAV (après une pause) : Je ne dirais rien.

MARIOLA : Sûr ?

MIROSLAV : Vous ne m'avez pas encore cerné ?

MARIOLA : Non.

MIROSLAV : Dommage. Et alors, je regrouperais mes affaires, vous saluerais et descendrais les escaliers. Ce serait tout.

MARIOLA : On essaye ?

MIROSLAV : Je vous en prie.

 

Une pause.

 

MARIOLA (elle fait quelques pas décidés, puis s'arrête) : Et qu'allons nous faire du bœuf ? Il est déjà dans la casserole.

MIROSLAV : Un kilo de viande de bœuf serait-il plus important qu'une telle décision fatidique ? Vous connaissez ce dicton : ça ne vaut pas le coup de tuer un veau juste pour un kilo de viande !

MARIOLA : Et vous imaginez sérieusement rester ici à dîner ?

MIROSLAV : Bien entendu.

MARIOLA : Et même... après le repas ?

MIROSLAV (avec aplomb) : Oui. Même dormir.

MARIOLA : Ah ?

MIROSLAV : Peut-être n'ai-je pas été assez clair ?

MARIOLA (rapidement) : Si, si !

MIROSLAV : Donc, je pense dormir dans VOTRE lit, sous votre propre couette ! C'est clair ?

 

Une pause. Impuissante, Mariola s'effondre sur une chaise.

 

MARIOLA (à peine audible) : Seigneur !

 

Une pause. Mariola se verse un verre les mains tremblantes.

 

MIROSLAV (charmeur) : Madame, il faut PROFITER de vous ! Laisser une telle buche saine et rouge fâner, mais ce serait un péché divin ! Avec ces yeux vifs, ces pommettes aux joues, avec cet esprit vigoureux, échauffé et fiable, de simplicité et douceur, qui vous dépose immédiatement sa jambe sur les genoux, avec ce trésor enfoui en son sein, avec ces perles, avec ces fruits sucrés, ces légumes sélectionnés, ces solides beignets, ces gâteaux à la crème et aux fraises...

MARIOLA (froidement) : Vous n'avez pas encore mentionné les strudels !

MIROSLAV (s'arrêtant) : Quoooi ?

MARIOLA : Les strudels !

 

Une longue pause.

 

DEUXIÈME PARTIE

 

 

 

Miroslav et Mariola exactement dans la même position qu'à la fin de la première partie.

Une longue pause. Miroslav s'écarte de Mariola.

 

MIROSLAV (déprimé et sincère) : Chère madame, pardonnez-moi. J'ai dû raconter de belles bêtises. Je pense qu'un chien n'avalerait pas cela même avec du beurre.

MARIOLA (avec soulagement) : Vous le reconnaissez enfin.

MIROSLAV : Je ne sais pas ce qui m'a pris. C'était le jour, vraisemblablement.

MARIOLA : Vous m'avez fait bien peur.

MIROSLAV : C'est laid, malheureux, stupide. Bavard, crâneur, affligeant.

MARIOLA : Mon Dieu, nous sommes humains.

MIROSLAV : Ne me réconfortez pas ! La seule chose que vous pouvez faire pour moi serait que vous oubliiez tout cela. Comme si...

MARIOLA (elle sourit) : Il ne s'est rien passé. C'est ce que vous avez dit aussi.

MIROSLAV : Au moins quelque chose de réfléchi dans cet amas de bêtises.

MARIOLA : C'est la chose la plus insolite qui me soit arrivée dans la vie. Vous voyez, mon amie, ma camarade, a vécu une expérience similaire. Elle a reçu de nouveau des lettres d'amour. Des lettres, comme ça, excitantes. Ça a duré des semaines. Ce monsieur, comme il s'est présenté, l'a bien  bouleversée. Elle ne pouvait plus ni dormir ni penser à quoi que ce soit sauf à ce qui était écrit. Et il y avait là toutes sortes de choses. Et aussi, vous savez, des choses répugnantes. De celles dont les cheveux d'un homme se redressent sur sa tête. Mon amie a commencé à flétrir, de grandes cernes noires apparaissent, ses mains se mettent à trembler, elle se trouve dans un état terrible. Les lettres continuent à arriver. De plus en plus horribles... vous comprenez dans quel sens je veux dire. Et les femmes sont des créatures dociles, n'importe quel démon peut les influencer. Voyez seulement combien de temps je vous ai écouté, et vous ne m'avez pourtant pas fait toutes les propositions possibles. Encore un peu, et qui sait...

MIROSLAV : Non, je vous en prie.

MARIOLA : Bon, cette amie, comme je le disais, s'est desséchée comme un sorbier. Nous nous inquiétions pour elle, nous autres ses amies, et elle a finalement dévoilé le secret. Nous nous sommes entretenues, sans qu'elle le sache, évidemment, et nous avons prié un voisin qui avait auparavant travaillé dans la police pour qu'il tente de découvrir qui envoyait ces lettres. Une semaine ne s'était pas écoulée et, mon Dieu, l'homme a découvert l'expéditeur. Savez-vous qui les écrivait ? Le chef du supermarché du bloc d'en face. Il ne pèse même pas cinquante kilos, et a déjà onze enfants ! Qui aurait pu le croire ! Toute l'obscénité en simplicité. Et dans une telle provocation, tout dans les détails ? Pouvez-vous imaginer ça !

MIROSLAV : Que s'est-il passé ensuite avec votre amie ?

MARIOLA : Elle s'est rétablie. Il n'y a pas longtemps, elle s'est même mariée.

MIROSLAV : Vraisemblablement avec le voisin qui travaillait avant dans la police ?

MARIOLA : Vous les connaissez ?

MIROSLAV : Non, mais ce serait logique.

MARIOLA : Comme vous le dites... cet événement les a liés.

MIROSLAV : Écoutez. Il a lu et étudié ces lettres, s'est représenté votre amie dans les situations décrites, l'imagination a été activée, et l'homme a voulu vérifier ce qu'il en était en vérité.

MARIOLA : Peut-être.

MIROSLAV : Oui, il y a des gens de toutes sortes. Le monde est semblable à une prairie pleine de fleurs de toutes les couleurs, mais aussi de mauvaises herbes, d'épines et de chardons.

MARIOLA : Vous savez vous exprimer magnifiquement. C'est agréable de vous écouter.

MIROSLAV : C'est en cela que repose tout mon malheur, madame Mariola. Un mot appelle l'autre, et l'homme se met à penser une chose, et à en dire dix fois plus. Vous avez pu constater un peu plus tôt jusqu'à quelles conséquences catastrophiques cela peut conduire. Si vous n'étiez pas une personne compréhensive, et si vous aviez pris tout ce que j'ai dit au pied de la lettre, que se serait-il encore passé ! À la fin, nous aurions pu finir, comme je l'ai dit, sous la couette. 

MARIOLA (elle sourit) : Oui, c'est ce que vous avez dit.

MIROSLAV : Bon, la couette ici ou là, ce n'est pas le plus grand mal. Quand deux créatures de sexes opposés se retrouvent sous la couette susdite, qui peut garantir que tout s'achèvera seulement par un « bonne nuit » et un « bonjour ». Dites, vous, pourriez-vous le garantir ?

MARIOLA : Ne revenons pas sur ce sujet.

MIROSLAV : Je redoute les horreurs que mes propos irréfléchis ont pu susciter.

MARIOLA : Heureusement, rien de grave n'est arrivé et je suis contente d'avoir fait la connaissance d'un monsieur honnête et intelligent. Érudit et... sensible.

MIROSLAV : Vous êtes un ange, madame Mariola, et je suis un goujat.

MARIOLA : Vous êtes injuste avec vous-même. Ça me fait mal quand vous parlez ainsi.

MIROSLAV : J'ai tout gâché.

MARIOLA : Nous dînerons ensemble, et parlerons ensuite, et vous oublierez tout.

 

Mariola se rend jusqu'au poêle et se met à préparer la soupe.

 

MIROSLAV : Quelle bourde ai-je donc encore débitée ? Quelque chose comme : « Il faut profiter de vous, madame Mariola ». Horrible. Quelle vulgarité.

MARIOLA (épluchant une carotte) : Laissons cela. Une femme ne doit pas prendre de telles choses comme des vulgarités. Elle peut aussi l'accepter comme un compliment.

MIROSLAV : Vous vous moquez de moi.

MARIOLA : Je ne me moque pas. Tout dépend de la personne, si elle est sympathique, par exemple, ou si c'est une espèce de mufle.

MIROSLAV : Mais je me suis conduit comme un vrai mufle !

MARIOLA : Ce n'est pas si facile de m'abuser. J'ai vu immédiatement que vous n'étiez pas celui que vous prétendiez. Vous-même, vous avez dit qu'il faut regarder en l'homme, dans son âme, et pas seulement écouter les paroles qu'il dit.

MIROSLAV : « Profiter » ! déjà cette expression. Si vous n'étiez pas aussi généreuse, vous auriez certainement imaginé que j'ai pensé au pire... vous savez à quoi je pense ?

MARIOLA : Je vous comprends.

MIROSLAV : À ce qu'il y a de laid, bestial, vulgaire, vous comprenez ?

MARIOLA : Je comprends.

MIROSLAV : « Il faut profiter de vous ! » Je ne peux pas croire que j'ai pu prononcer une telle abomination.

MARIOLA : Passons là-dessus.

MIROSLAV : Comme si j'étais une espèce de débauché, à Dieu ne plaise. Un maniaque ! Pourquoi n'ai-je pas disparu sous la terre !

MARIOLA : N'allez pas vous affliger et moi avec. Vous n'avez pas de raison pour cela.

MIROSLAV : Mais vous ne comprenez pas ce que cette expression signifie.

MARIOLA : Je comprends.

MIROSLAV : Non, vous ne comprenez pas, car si vous compreniez, vous n'auriez jamais pu me pardonner.

MARIOLA : On peut tout pardonner aux hommes dont les intentions sont pures.

MIROSLAV : Vous ne comprenez pas.

MARIOLA : Mais je comprends.

MIROSLAV : Je vous en prie, dites ce que cela signifie ?

MARIOLA : Et... ça.

MIROSLAV : Quoi, ça ?

MARIOLA : Ça, ce que les gens, quand ils sont attirés l'un vers l'autre...

MIROSLAV : Oui, quoi ?

MARIOLA : Bon, écoutez, vous n'allez quand même pas dire que je ne sais pas de quoi il s'agit ?

MIROSLAV : Ils s'aiment, n'est-ce pas ?

MARIOLA : C'est évident.

MIROSLAV : Mais comment, comment s'aiment-ils ?

MARIOLA : Comment ? D'une certaine manière.

MIROSLAV : Ça se voit que vous ne comprenez pas l'expression : « Il faut profiter de vous ! »

MARIOLA : Vous voulez dire que c'est comme ça, sans amour ?

MIROSLAV : Pire que ça. Comme si nous n'étions pas des hommes mais des bêtes. Vous comprenez à présent ?

MARIOLA : Mais vous ne pensiez pas ainsi.

MIROSLAV : Bien sûr que non, mais c'est ainsi que je me suis exprimé. Vous auriez pu facilement croire que j'allais alors vous saisir par les cheveux, arracher vos habits, vous jeter sur le lit et... profiter de vous !

MARIOLA : Seigneur !

MIROSLAV : Vous pouvez vous représenter la scène ?

MARIOLA : À quoi bon puisque vous n'avez pas pensé ainsi.

MIROSLAV : Il est nécessaire que vous vous représentiez clairement cela afin de comprendre de quelle vilaine manière je me suis comporté.

MARIOLA : Oublions ça. Un coup d'éponge là-dessus...

MIROSLAV : Représentez-vous cela ! Je vous prends par les cheveux, j'arrache vos vêtements, je vous traîne vers le lit. C'est affreux. Imaginez-vous ?

MARIOLA : Oui. Non ! Non !

MIROSLAV : À moi, l'amour.

MARIOLA : Bien, mais...

MIROSLAV : Imaginez cette scène épouvantable. Oui ? 

MARIOLA : Oui, bon.

MIROSLAV : Et que voyez-vous ?

MARIOLA : Ça, ce que vous avez dit vous-même.

MIROSLAV : Et ma pauvre, que feriez-vous alors ?

MARIOLA : Je me défendrais.

MIROSLAV : Comment ?

MARIOLA : Je vous mordrais.

MIROSLAV : Tiens ! Et comment ?

MARIOLA : Si vous tentiez de m'embrasser contre mon gré, alors certainement les lèvres.

MIROSLAV : Et si cela m'enflammait davantage encore ? Si je me transformais en vampire ? Comment défendriez-vous alors votre honneur ?

MARIOLA : D'une manière ou d'une autre. Il y a plusieurs moyens.

MIROSLAV : Par exemple ?

MARIOLA : Il n'est pas convenabe de parler de cela, mais il y a des moyens. Évidemment, si la femme tient à se défendre.

MIROSLAV : Vous croyez qu'il y a des moyens ? Je reconnais. Oui, mais qu'arrive-t-il si cette bestialité vous prend à votre tour ? C'est contagieux, si vous l'ignoriez. Comme la rougeole. La fièvre vous saisit, le délire vous prend, et le cerveau se déconnecte comme s'il n'avait jamais existé. Comment vous défendriez-vous alors ?

MARIOLA : Alors...

MIROSLAV : Ah ah ! Vous n'avez pas de réponse !

MARIOLA : Pourquoi donc discutons-nous de ça ?

MIROSLAV (décidé) : Pour que vous compreniez clairement combien mon comportement d'un peu avant mérite le mépris et une condamnation, et non que vous me réconfortiez !

 

Une pause.

 

MARIOLA : Rien de grave ne s'est passé, monsieur Miroslav. Tout cela est humain... compréhensible.

MIROSLAV : Vous avez bon cœur. Une autre à votre place me jetterait hors de l'appartement et me pousserait au bas des escaliers. De bon droit. Elles n'ont pas toutes comme vous de la mansuétude pour les faiblesses humaines, ma chère madame. Peu leur importe ce qu'est un homme en dedans et dans son âme. Ils t'agrippent à chaque mot, comme si les mots étaient des poignées dans le tramway.

MARIOLA : Tout n'est pas aussi noir. Je me suis convaincue que les gens sont généralement meilleurs que ce qu'ils montrent d'eux-mêmes.

MIROSLAV : Non ! Madame, vous êtes une femme délicate et je ne voudrais pas vous induire davantage en erreur. Je dois vous avouer quelque chose.

MARIOLA : Que vous n'êtes pas marié ?

MIROSLAV : Non. Je ne me suis jamais marié.

MARIOLA (soulagée) : Alors, bien.

MIROSLAV : Mais...

MARIOLA : Vous n'êtes pas obligé de tout m'avouer. Gardez quelques babioles pour vous.

MIROSLAV : Ne vous bercez pas d'illusions, madame Mariola.

MARIOLA : Vous devez absolument me le dire ?

MIROSLAV : Je le dois.

MARIOLA : Vous ne pouvez vraiment pas vous taire ?

MIROSLAV : Non. (Une pause. Avec un fort sentiment de honte) : En fait, je suis PROFESSEUR !

 

Mariola l'observe avec stupéfaction, ne comprenant rien. Alors, il lui semble qu'elle a perçu le sens de cet aveu, et éclate d'un rire incontrôlable. Miroslav demeure la tête baissée.

 

MARIOLA : Ah, ça !... Tout cela peut s'arranger ! Il  y a des moyens. 

MIROSLAV : Vous croyez ?

MARIOLA : Nous allons passer la soupe, arranger la viande et râper le raifort.

 

Mariola tend du raifort et la râpe à Miroslav, et s'occupe pour sa part autour de la préparation du bouillon.

 

MIROSLAV (avec une profonde sincérité) : Madame Mariola, il faut m'éviter !

MARIOLA : Éviter ? Diable, monsieur le professeur !

MIROSLAV : Savez-vous ce qu'est une inondation ?

MARIOLA : Je sais. Le débordement d'une rivière.

MIROSLAV : Oui. Vous habitez à proximité d'une rivière, par exemple notre Save, vous avez votre petit jardin, vous y cultiver des roses, disons, vous faites pousser sur des tuteurs des concombres, des tomates, des salades, tout fleurit, baigne dans le soleil.

MARIOLA : Ma petite maison était ainsi avant qu'ils ne me la détruisent et me donnent ce petit appartement. « La petite maison fleurie », tout l'appelaient comme ça d'après la chanson, vous vous souvenez ?

MIROSLAV : « La petite maison fleurie », c'est exact. Mais regardez cela, à présent. Tandis que vous dormez tranquillement dans votre petite maison fleurie, une sorte d'énorme nuage quelque part là-bas en Slovénie lâche sa sale eau dans la rivière citée. Et quoi ? Le matin, vous vous réveillez, vous frottez vos yeux ensommeillés, quand... l'inondation ! Les cloches sonnent, les crues sont en cours, les eaux noires et grasses montent et en peu de temps il n'existe plus rien. Votre petite maison est maintenant un îlot dans un désert marin, et par-dessus les tuteurs sautent d'espiègles poissons qui grignotent vos concombres. Ah ? Que dites-vous ?

MARIOLA : Horrible ! Ces débordements, non ?

MIROSLAV : Je vous suis un tel débordement, madame. Si vous passiez quelque temps en ma compagnie, il commencerait à vous arriver d'étranges choses, à vous-même. Vous vous mettriez subitement à tout faire de travers. Par exemple, l'autobus avec lequel vous vous rendez en ville vous passerait régulièrement sous le nez !

MARIOLA : Je m'en moque. Je ne me rends jamais en ville. Peut-être une fois par mois.

MIROSLAV : Il y a longtemps, j'exerçais à Sušak. C'était le 24 décembre. Le soir de noël. Le vent du nord soufflait, et du large déferlait un crachin d'eau glacée. Vers midi, je me suis arrêté au bar d'une auberge du port. Des hommes à table, près de la porte, autour du billard, vont et viennent, des connaissances aléatoires se croisent au comptoir, des gens haletants qui réchauffent le lieu qui ressemble déjà à l'étable du petit Jésus. Les hommes viennent à moi sans me connaître et parlent des mêmes thèmes éternels, la vie, la guerre, les enfants, la mort. Certains se confessent même. Le comptable de la société « L'équipement des navires », le père de cinq enfants dont j'admire les photographies en lui offrant une liqueur de poires, me chuchote dans l'oreille à propos de la transformation miraculeuse de son épouse. Apparemment, elle s'est métamorphosée en un épouvantail domestique, en un gros et énorme dragon, une hydre, qui, imaginez un peu, continue à croître et à se multiplier, et il ignore ce qui va encore éclore de cela. Entretemps, il s'est trouvé une maîtresse de l'autre côté du pont, une gentille petite femme, enrobée, gaie, mais qui la trompe avec des étudiants qui mangent chez elle...

MARIOLA (elle rit).

MIROSLAV : … puis il m'embrasse ensuite à ce même bar, m'obligeant à boire de répugnantes liqueurs de poire, parce que je suis le seul qui peut encore le comprendre, cela se voit dans mes yeux, il regrette de ne pas avoir pris la mer, à la pêche à la baleine, et si j'acceptais d'aller avec lui...

MARIOLA (elle rit).

MIROSLAV : Je fraternise avec lui, et avec un deuxième, et un troisième, je suis ému par tant d'intimité humaine. Nous nous tendons les mains, nous rêvassons du bonheur possible si des hommes de bonne volonté se rencontrent... Que personne ne reste seul dans cette vie de chien, c'était la devise qui nous réunissait tous. C'était donc le 24 décembre. L'auberge a commencé à se vider tout à coup aux premières heures de l'après-midi. Ils partaient les uns après les autres, me tapant sur l'épaule et me regardant profondément dans les yeux. Celui-là, parce qu'il ne pouvait pas être en retard au repas familial, et aujourd'hui il y a de la brandade ; celui-ci, parce qu'il n'avait pas encore acheté des cadeaux pour les enfants et il lui faut se dépêcher chez les Tsiganes au coin de la rue, peut-être qu'il trouvera quelque chose là-bas ; le troisième, sa belle-mère arrive ce soir de Karlovac et il se rend à présent directement sous le robinet à la maison ; le quatrième en a assez de tout ça et il s'en fout, et il dort d'ailleurs. Le comptable à la maîtresse de l'autre côté du pont me chuchote à l'oreille en guise d'adieux qu'il se fie à moi pour rester muet sur tout comme une tombe, que je ne suis quand même pas un perroquet qui retient tout ce qu'il entend, et qu'il m'a payé cinq tournées de liqueur de poire, et donc là, dit-il, tout est dit.  Finalement, je me suis retrouvé seul dans l'auberge avec deux serveuses excitées qui se retouchaient devant la glace. Je les ai saluées poliment, leur ai souhaité un joyeux noël et je suis sorti. Évidemment, elles ne m'ont pas répondu. Elles étaient déjà dans leurs pensées quelque part au loin sous les lustres pleins d'étoiles, sous les sapins décorés, dans les bras chauds d'un nigaud moustachu. 

MARIOLA (elle rit).

MIROSLAV : Depuis l'auberge, j'ai marché dans la ville déserte. Là où se trouvait la mer, s'ouvrait maintenant un trou noir sidéral. Ça et là, derrière les rideaux des fenêtres, apparaissait la tête de quelqu'un. Ne serait-ce pas là l'un de mes élèves, pensais-je, gelé par le vent et hébété par la liqueur de poire.

MARIOLA (elle rit).

MIROSLAV : Où pouvais-je aller dans cet obscur désert urbain ? Alors, comme jailli de la terre ou émergé de la mer, surgit un petit chien errant. Et merveille incroyable, il s'approche de moi et frotte sur mon pantalon son nez gelé auquel sont suspendus des stalactites glacés. Vois, vois, me disais-je, voici mon âme sœur. Puis le toutou lève la patte, se lâche et s'en va plus loin. Mais comme s'il savait où, madame Mariola ! Comme s'il était déjà en retard. Juste qu'il n'a pas regardé l'horloge municipale. Je suis resté ainsi au bout de la rue, et l'alcool en moi s'est vaporisé et transformé lentement en glaçons. Où ? Dans une chambre non chauffée en sous-location sous trois couvertures, avec des chaussettes aux pieds, une écharpe autour du cou et un bonnet de laine sur la tête, tout à fait comme dans le vieux tableau « Le poète misérable sous les combles », si jamais vous l'avez déjà vu imprimé sur un calendrier. Bon, je ne m'attarde pas. Ce soir-là, il devait se trouver sur les toits de la ville seulement une tuile mal fixée, et dans la rue un seul un être vivant, moi en l'occurrence, et, comme le vent l'a violemment arrachée, la tuile a glissé... et où la larme viendrait-elle sinon à l'oeil !

 

Une plus longue pause.

Mariola a été touchée par cette histoire.

 

MARIOLA : La nuit tombe déjà, regardez ! Le temps court plus vite qu'un lièvre, comme disait une de mes connaissances. (Mariola allume la lumière). Bonsoir.

MIROSLAV : Bonsoir, madame.

MARIOLA : Monsieur Miroslav, j'aimerais que vous m'avouiez quelque chose.

MIROSLAV : Oui ?

MARIOLA : Reconnaissez que cette invitation à un café, le fait que je vous aie souri au balcon et fait signe de monter, reconnaissez que vous avez inventé tout cela.

MIROSLAV : Madame Mariola !

MARIOLA : Ne vous offensez pas, s'il vous plaît ! Maintenant que nous avons fait connaissance, nous pouvons aussi discuter franchement.

MIROSLAV : Madame Mariola !

MARIOLA : Si vous ne voulez pas, vous n'êtes pas obligé de répondre. D'ailleurs, ce n'est même pas important.

MIROSLAV : Madame Mariola, si j'avais le moindre talent pour le dessin, je vous dessinerai un tableau plutôt qu'une réponse.

MARIOLA : Un tableau ? Et que représenterait-il ?

MIROSLAV : Tout d'abord, un chemin parsemé de gravillons. Puis un bouleau. Et le rayon oblique du soleil matinal qui frôle les bords de votre balcon et l'unit à la frange de mon chapeau.

MARIOLA : Charmant, et ?

MIROSLAV : Vous apparaissez au balcon, madame, et regardez au loin au-dessus de moi qui me tient ici-bas sous le feuillage. Vous ne me voyez pas. Le tableau dure un instant ou deux, peut-être trois, et vous disparaissez. Je poursuis mon chemin. Tout s'éteint.

MARIOLA : Un beau tableau. Comment avez-vous seulement retenu cette scène ainsi ?

MIROSLAV : PARCE QU'ELLE SE RÉPÈTE JOUR APRÈS JOUR !

MARIOLA (elle s'écrie) : Non !

MIROSLAV : Si.

MARIOLA (ravie) : Je ne le savais pas !

MIROSLAV : Lorsque vous regardez quelque part dans le lointain, au ciel, ou ailleurs ! Et moi, je me tiens en bas sur la pelouse et je prie Dieu que vous abaissiez enfin votre regard sur la terre. Sur la terre, madame Mariola ! Que peut-il vous tomber du ciel ?!

MARIOLA : Où pourrais-je regarder ? Dès que je me lève, je sors sur mon balcon pour inspirer l'air frais. Je suis encore somnolente et je ne vois rien.

MIROSLAV : C'était cruel de votre part, je dois l'avouer. Un mendiant se tient en bas sur la terre et tend ses mains !

MARIOLA : Ne dites pas ça, s'il vous plaît !

MIROSLAV : Je m'accroupis en bas sous le balcon et je pense : pourquoi ne suis-je pas Roméo afin que ma Juliette me remarque !

MARIOLA (elle rit) : Moi et Juliette, que dites-vous ?!

MIROSLAV : Et pourquoi pas, madame ? Parce que nous sommes déjà à un âge avancé ? Nos sentiments vaudraient-ils donc moins que les sentiments des écoliers effarés parce que nous avons acquis au cours des années sagesse, expérience et sérieux ? (Il s'enflamme de plus en plus). Ma chère madame, un jeunot comme le fut Roméo aperçoit la première personne du sexe opposé et immédiatement conclut ingénument qu'elle est unique ! Est-ce sérieux, dites-moi ? Aux alentours, des centaines et des centaines de telles Juliette vivent, toutes les mêmes pisseuses. (Il s'emporte de plus en plus). Non, c'est la seule, dit-il ! Non, c'est le seul, dit la petite vierge dont la nourrice nettoie encore ce que vous imaginez ! Et dites alors ! Quand nous, qui avons connu pour ainsi dire toute la flore et la faune de ce monde, quand nous disons : c'est celle-là !, alors c'est drôle, frivole, infantile, stupide. Mais quand ce sont ceux qui ne savent pas encore même où cette chose se trouve ni à quoi elle sert qui le disent, oh, alors c'est tout de suite la voix de la providence, le doigt de la destinée et une TRAGÉDIE MONDIALE ! D'ailleurs, ce n'est pas non plus étonnant lorsque nous savons où monsieur Shakespeare a acheté cette anecdote comique. Ponte Rosso, signora mia ! Épicier! Un peu d'argent, et beaucoup de couleurs. Le temps que vous rapportiez la chose à la maison, vous n'avez plus ni couleurs, ni argent. C'est une bagatelle !

MARIOLA : Ne vous fâchez pas, s'il vous plaît !

MIROSLAV : Comment ne me fâcherais-je pas ! J'explose simplement quand j'entends de telles choses !

MARIOLA : Allez, asseyez-vous.

MIROSLAV : Si j'étais sans un poil au menton, et vous, pardonnez l'expression, une petite frimousse à taches de rousseur, alors je vous aurais sifflée d'en bas et j'aurais crié : « Petite, quand la nuit tombe, je t'attends dans le premier buisson à gauche. Un bisou dans l'œil ! » Et ce serait normal, sympathique et adorable. Mais comme ça ? Que me reste-t-il ? Que j'invente une histoire drôle à propos d'une certaine invitation à un café, que je me comporte comme un imbécile, que je déblatère des absurdités... et évidemment, que je sabote tout.

MARIOLA : Si vous n'aviez pas procédé ainsi, je ne vous aurais jamais connu, voilà ! Et moi, maintenant, ça me fait plaisir d'avoir fait votre connaissance.

MIROSLAV (il poursuit sur sa lancée) : Je saccage, je détruis.  Prenez un pissenlit entre vos doigts, soufflez dessus et il se disperse comme s'il n'avait jamais existé.

MARIOLA : Ne parlez pas ainsi. Ça me rend triste.

MIROSLAV : Je ne peux pas vous dire combien je suis malheureux pour tout. Le mieux, c'est que je parte, que je me perde et que chacune de mes traces disparaisse.

MARIOLA : Rassurez-vous, cher monsieur Miroslav ! Rien n'est perdu. Tout peut encore s'arranger avec de la bonne volonté et une compréhension réciproque. (Mariola bondit jusqu'à la radio et l'allume. De la musique se déverse de l'appareil. Alors, Mariola se rend jusqu'à la crédence et en sort une bouteille enrobée dans du papier de soie et liée d'un ruban doré. Elle prend aussi deux verres de cristal sur les étagères). Voyez ça ! Je l'ai reçue au nouvel an de mon amie et de son alambic. Qu'en dites-vous, hein ?

 

Mariola déballe la bouteille et une étiquette magnifique pleine de médailles dorées apparaît. Elle prend le tire-bouchon et tente de la débouchonner, mais cela dépasse ses forces. Miroslav, qui l'a observée avec un intérêt renouvelé pour sa détermination à ne pas flancher, s'approche d'elle et, ses mains sur les siennes, tente de tirer le bouchon. Le bouchon saute, mais ils demeurent ainsi l'un près de l'autre. Miroslav pose ses mains sur ses épaules. La radio entame un tango. Une agréable chaleur envahit Mariola et elle reste immobile dans une situation dont elle ne sait pas elle-même si elle lui fait plaisir ou si elle l'amuse. Miroslav l'entraîne et ils dansent le tango.

 

MIROSLAV (après un long silence ; soudainement) : Mariola, toi et moi, nous devons avoir des enfants !

 

Mariola s'étouffe et s'arrête de danser.

 

MARIOLA : Pardon ?!

MIROSLAV : Une maison pleine d'enfants. On se lave les mains, s'il vous plaît ! 

MARIOLA : Quoi ?!

MIROSLAV : Et une petite grand-mère qui somnolerait dans un coin. Et une petite maison, bien sûr. Une avec des tuteurs et des carottes le long de la rivière. Et une cage pleine de canaris qui nous chanteraient du matin jusqu'au soir.

MARIOLA : Monsieur Miroslav, que dites-vous là ? Nous devrions avoir des enfants ?!

MIROSLAV : Nous ne devrions donc pas ?

MARIOLA : Oh, non, je ne dis pas ça. Seulement, si nous nous étions rencontrés à tout hasard trente ans auparavant. (Mariola se rend urgemment jusqu'à la table et remplit les verres). Ne parlons pas de ça. Buvons plutôt puisque nous allons bien. Que nous manque-t-il ? La musique joue ! (Mariola chante). L'amore e dolore ! Ce veut dire : l'amour est une douleur. C'est ainsi que chantaient les Italiens qui venaient dans notre région acheter des chevaux quand j'étais encore jeune fille. C'était lors des pèlerinages, la pentecôte et les autres jours. Et ils ne gâtaient pas les femmes, même si on raconte d'eux n'importe quoi. Ils ont tiré au canon une de leurs grosses femmes. (Elle rit et boit une gorgée de vin).

MIROSLAV : À tout hasard !

MARIOLA : Quoi ?

MIROSLAV : Trente ans auparavant.

MARIOLA : Oui.

MIROSLAV : Tu veux parler d'une autre rue par laquelle tu es passée un matin de l'année mille neuf cents et quelques, et, disons, une unique dévotion au mois de mai dans l'enfance que tu as manquée parce qu'une dent te faisait souffrir, et là-bas, tu aurais rencontré quelqu'un pour toute la vie et cétéra, ainsi tout peut être simplement hasardeux.

MARIOLA : Et c'est ainsi. La vérité.

MIROSLAV : Ce n'est pas la vérité. Non ! Nous sommes ceux qui commandons le hasard. Nous ne l'acceptons pas ! L'homme n'est pas un roseau dans le vent dont chaque brise disperse le pollen avec qui elle veut !

 

Une chanson dans la radio : « Le jeune chasseur ». Mariola, de bonne humeur, apporte le verre à Miroslav.

 

MARIOLA : Vous êtes mignon ! (Mariola danse et chante sur la musique de la radio)

 

                   Un lièvre et une perdrix,

                   Un canard sauvage, une caille,

                   Tout cela vaut la peine d'être attrapé,

                   Il n'y a que moi qui suis resté libre.

 

(En dansant, Mariola ouvre la sacoche de Miroslav). Comme ça. Maintenant, nous allons emmener la brosse à dents dans la salle de bain... (Dansant). Arranger le pyjama sur le dossier de la chaise...

MIROSLAV (qui est resté quelque temps plongé dans ses pensées, sursautant soudain brusquement) : Ne faites pas ça !

MARIOLA : Et glisser les pantoufles sous la table !

MIROSLAV : Ne faites pas ça ! Eh, tête de femme ! (Miroslav éteint la radio).

MARIOLA : Pourquoi pas ?

MIROSLAV (rapidement) : Il y a des choses terribles dont je ne vous ai pas parlé.

MARIOLA : Quelque chose sur vous ?

MIROSLAV : Oui.

MARIOLA : Quoi donc ?

MIROSLAV : C'est moche.

MARIOLA : Je ne peux pas le croire.

MIROSLAV : Vous vous en repentirez !

MARIOLA : Dites !

MIROSLAV : Je ne préférerais pas.

MARIOLA : Tout de même.

 

Une pause.

 

MIROSLAV : Madame Mariola. VOUS N'ÊTES PAS LA SEULE !

MARIOLA : Quoi ?!

MIROSLAV : Je dis, vous n'êtes pas la seule.

MARIOLA : Il y en a d'autres ?

MIROSLAV : Oui.

MARIOLA : Où ?

MIROSLAV : Dans les rues avoisinantes.

 

Une pause.

 

MARIOLA : Horrible.

 

Une pause.

 

MIROSLAV : Oui.

 

Une pause.

 

MARIOLA : Pourquoi m'avez-vous donc avoué ça ?

MIROSLAV : Je suis comme ça, sincère. Je ne pourrais rien vous cacher. Par honnêteté.

MARIOLA : Mais à quoi diable vous servent toutes ces femmes ?

MIROSLAV : Je ne sais pas. C'est arrivé comme ça. Peu à peu. Ça s'est accumulé. Au cours des années.

MARIOLA : Mot à mot.

MIROSLAV : Oui.

MARIOLA : « Les petits oiseaux chantent déjà sur les branches... »

MIROSLAV : « On entend les trains dans le lointain... »

MARIOLA : « Les premiers feux s'allument dans les poêles... »

MIROSLAV : Oui.

MARIOLA : Vous êtes quelqu'un de bizarre.

MIROSLAV : Oui. (Une pause). Vous croyez qu'on pourrait m'enfermer ?

MARIOLA (éberluée) : De quoi parlez-vous ? Pourquoi ?

MIROSLAV (comme égaré) : Je ne suis pas comme les autres. Je ne suis pas un joueur, je ne suis pas alcoolique, et je ne m'occupe pas non plus de politique. Pour ça.

MARIOLA : Quel rapport y a-t-il ?

MIROSLAV : Je ne sais pas. Mais entre nous, je méprise les échecs et les dominos. Quant aux mots croisés dans les journaux, mon Dieu, c'est encore plus ennuyeux que les promenades dominicales en famille... autrefois, il y a longtemps, tandis que se vendaient encore des sirops et des glaces américaines. Vous vous souvenez ? (Une pause). Et lors des soirées de mai sous les feuillages des châtaigniers bruissaient les hannetons. Et les cyclistes tournaient d'un sens à l'autre, en ondulant. Et ils avaient tous des petites moustaches noires sous leur casquette. Et aux fenêtres, s'appuyant sur des coussinets, resplendissaient les mamies agonisantes.

 

Miroslav s'enfonce dans l'enfance, et Mariola l'observe avec des yeux qui essayent de le comprendre.

 

MARIOLA (après une pause) : Miroslav, vous êtes un grand enfant. Vous traversez ce monde comme s'il s'agissait d'un jardin de roses. Vous souffrirez encore de cette façon, mon pauvre. Vous allez perdre votre tête ! Vous croirez que vous êtes tombé sur le petit chaperon rouge, mais ce sera le loup !

 

Une pause.

 

MIROSLAV : Madame Mariola, j'ai très peur.

MARIOLA : Qu'y a-t-il ?

MIROSLAV : Il me semble ces derniers temps que je suis devenu un peu trop INTELLIGENT. Je me demande, n'est-ce pas là le signe d'une profonde vieillesse ?

MARIOLA (elle rit, met les assiettes sur la table, baille) : De quoi parlez-vous ?

MIROSLAV : Je pense... peut-être que l'intelligence n'est pas la propriété de l'homme car, lorsque s'éteignent les autres lumières, alors l'intelligence s'allume pour que ce misérable corps ne reste pas complètement dans l'obscurité.

MARIOLA (elle rit) : Dans l'obscurité ? Je suis diablement fatiguée et veux mon lit. Et j'ai la tête qui me tourne. (Mariola entreprend de se préparer pour le coucher, et se déplace entre la chambre et la salle de bain). Mets-toi à l'aise, comme à la maison. Et ne parle plus, d'accord ? Et demain, je te ferai cuire des beignets comme tu n'en as jamais mangés.

 

Mariola se dandine jusqu'à la chambre à coucher.

 

MIROSLAV : Quoi ?

MARIOLA (depuis l'autre pièce) : Des beignets, mais des vrais ! À s'en lécher les doigts ! (Une pause). Miroslav, es-tu un lève-tôt ?

MIROSLAV : Quoi ? Ah, oui, oui.

MARIOLA : Rends-toi au marché. Quand tu rentreras, je t'attendrais alors avec un café. D'accord ?

MIROSLAV : D'accord.

MARIOLA : Mais toi, tu ne bois pas de café !

MIROSLAV : Ce n'est pas grave.

 

Une pause.

 

MARIOLA : Tiens compte du fait que je mange beaucoup. (Une pause). Prends du poulet, si tu en trouves de chez nous. Je le farcirai. Tu aimes ?

MIROSLAV : Oui, oui.

MARIOLA : Prends aussi un peu de verdure. Je n'ai plus rien à la maison. (Une pause). Promets-moi que tu ne diras plus rien quand tu te glisseras dans le lit. (Une pause). Tu promets ? (Une pause). Tu sais, j'aime bien et longtemps dormir. Tu ne t'endors pas sur la chaise ?

MIROSLAV : Non, non.

MARIOLA : Tu m'écoutes ?

MIROSLAV : J'écoute. 

MARIOLA : Je voulais encore te dire que tu étais mignon.

MIROSLAV : Pardon ?

MARIOLA : Tu es mignon, maintenant je peux te l'avouer. (Une pause). Quand tu es arrivé, tu as dit : Vois, comme le jour commence bien ! Et on dit que le jour se devine grâce au matin.

MIROSLAV : Pardon ?

MARIOLA : Je dis que je me sens bien et que je vais dormir comme un canon ! (Une pause). Ton pyjama est sur la chaise.

 

Une pause. Miroslav se lève et met son pyjama sur son bras, puis se rend dans la salle de bain. Il revient avec sa brosse à dents à la main. Il se penche sous la table et cherche ses pantoufles. Il demeure ainsi quelque temps avec sa brosse à dents et ses pantoufles en mains, le pyjama en travers du bras, puis alors il fourre tout cela dans sa sacoche. Il reste ainsi un instant, puis se rend sur la pointe des pieds vers la porte d'entrée de l'appartement. Il prend son chapeau sur la patère et le pose sur sa tête. Il éteint la lumière et ouvre la porte. Un rayon de lumière depuis la chambre de Mariola s'abat en travers de la cuisine.

 

MIROSLAV (sortant) : Bonne nuit.

MARIOLA (déjà sommeillante) : Bonne nuit...

 

FIN

 

 

Traduit par © Nicolas RALJEVIĆ en novembre 2014

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