Extrait de Messieurs les Glembay :
LEONE : Oui, je suis monstrueux, et madame la baronne est selon toi le symbole du pur et sublime Bonheur ! Je m'en souviens comme d'aujourd'hui : comment elle s'est tenue avec son Fifi devant le corps de maman ! Elle a entamé un Pater noster. Elle n'était même pas arrivée au « et ne nos inducas in tentationem » quand elle s'est signée rapidement, s'est retournée et s'est engouffrée dans notre vieux salon ! Là, elle s'est arrêtée sur le tapis persan, s'est penchée et en a éprouvé la qualité ! Tu te rappelles de ce tapis ? Enfant, je jouais toujours avec aux Mille et une nuits ! (J'appelai neige son chatoiement de duvet d'aigue-marine !) Mes Mille et une nuits, notre vieux tapis de Kerman, elle l'a fait transporter ce même jour dans sa villa des Tilleuls. Malgré la masse des précieux tapis de Tabriz ou du Khorasan (dont tu l'as toi-même recouverte), elle n'avait pas d'autre intérêt ce même jour que d'emporter ce tapis persan chez elle. Auch eine edle Weltanschauung !
GLEMBAY : Das alles sind Hirngespinste ! Tu finiras tôt ou tard à l'asile !
LEONE : Cela fait déjà des années que j'entends dire que je suis überspannt et que je finirai chez les fous ! Mais le fait que je finisse à l'asile n'a rien à voir avec la mort de maman ! Ma mère s'est empoisonnée à l'occasion du scandale avec cette aventurière et, sept ans plus tard, à l'enterrement d'Alice, j'ai retrouvé taillée dans la pelisse de maman, une couverture pour le chien. Le toutou de cette dame se couvrait du manteau de ma mère !
GLEMBAY : Laisse-moi, je t'en prie, avec tes bêtises ! Vous autres Danielli êtes tous des psychopathes, vous élaborez des espèces d'accusations en l'air à partir de vos observations insensées et bizarres ! Ce ne sont que brouillards et toiles d'araignées ! Je t'en prie ! Il n'y a rien à tirer de toutes tes preuves et autres indices ! Ta mère a levé la première fois la main contre elle-même à l'âge de dix-sept ans ! Alors, elle ne me connaissait pas encore ! Pendant trois ans, elle est restée alitée dans les Nervenanstalt suisses et cela, ces messieurs les Danielli me l'ont - bien entendu - caché avec ruse, en grec, à la vénitienne ! C'était une femme qui s'effrayait anormalement du parfum des roses et des salles obscures ! Je ne me souviens absolument pas s'il existait quelque chose dans le monde dont elle n'avait pas peur ! Elle pleurnichait d'épouvante si quelque part on avait oublié de refermer une porte ! Une fois, elle a voulu sauter d'un train en marche alors qu'elle était enceinte de toi, et où était à ce moment-là la baronne Castelli ? Suffit, s'il te plaît ! Tous tes délires proviennent d'un cerveau malade ! Das alles sind Hirngespinste nur ! Quoiqu'il en soit, tout cela est arrogant et cruel envers ton propre père ! Tu es un névropathe capricieux tout comme était ta mère ! Et je t'en prie ! Attends un peu que je te dise moi aussi la vérité : j'ai passé avec ta mère vingt années tellement difficiles - que j'ai sur son lit de mort pu enfin respirer comme après un cauchemar ! Voilà, maintenant tu as toi aussi tes preuves et tes indices. Il veut partir rageusement. Leone se précipite après lui. Il l'arrête juste à la porte.
LEONE : S'il te plaît, répète cela ! Qu'as-tu dit ?
GLEMBAY ; il se dégage de l'étreinte de son fils avec irritation : Laisse-moi ! Maudit soit le jour où les Danielli ont croisé mon chemin ! Je me suis torturé vingt ans durant dans les brumes des Danielli ! Que voulez-vous de plus ? Cela ne vous suffit-il pas ?
LEONE : Un instant, je te prie, que nous nous comprenions ! C'est peut-être la dernière fois ! Es-tu persuadé que maman ne s'est pas empoisonnée à cause de la baronne ?
GLEMBAY : Le médecin communal a établi officiellement qu'elle avait absorbé une trop forte dose de véronal. Déjà depuis la naissance d'Alice, elle ne pouvait pas s'endormir sans l'aide de véronal. C'est ce qu'a affirmé le médecin légiste et c'est aussi ce qu'a rapporté le procès-verbal de la police.
LEONE : Bien ! Mais c'était un secret de polichinelle* dans toute la ville que la baronne était ta maîtresse ! Tu lui as acheté la villa les Tilleuls. Je me souviens que je m'effrayais toujours de l'équipage de la baronne dans la rue, me demandant si elle ne t'emmènerait pas dans sa voiture !
GLEMBAY : pris dans ses pensées : J'ai rompu avec ta mère l'année où nous t'avons inscrit à Cambridge. Et nous ne nous sommes pas séparés en vérité à cause de vous ! (Les enfants !) Ivan a alors fini à Berlin, Alice était encore auprès de sa gouvernante.
LEONE : Non, bon, bon ! Mais deux ans encore avant cette villa les Tilleuls, tu avais déjà acheté pour la baronne une demeure de trois étages à l'église des Carmélites à Vienne !
GLEMBAY : Comment sais-tu cela ?
LEONE : Tout le monde le savait chez nous : et les domestiques et la gouvernante. Tout le personnel !
GLEMBAY : d'une sénilité mal assurée et fatigué : Tout le monde le savait ? Et moi qui croyais que tous l'ignoraient ! Soit ! S'ils le savaient tous, tout le personnel, ils ne pouvaient pas savoir que cette femme comptait plus que soixante-dix-sept mille autres femmes ! Je lui ai acheté trois étages à Vienne, oui, je les ai achetés, et alors, quelle importance si je lui ai acheté trois étages et que tout le personnel le savait ? Oui, pour ce cœur, pour cet élan vital*, pour cette culture, pour cette jeunesse, mon cher, trois étages ? Et que sont trois étages pour tout cela ?
LEONE : il regarde longuement son père. D'un ton calme et triste : Entre nous, cela a toujours été ainsi dès l'origine ! Depuis le premier jour, tout ce qui t'appartenait, pour autant que je me rappelle, m'était étranger : tes savons, ton eau de Cologne anglaise, ton tabac, tes parfums ! Quand tu me caressais les cheveux, j'avais toujours peur que tes ongles me déchirent ! Tout ton corps se tenait entre nous deux comme un mur ! Déjà enfant, tu me choquais avec ton monocle et je n'ai jamais pu comprendre pourquoi tu portes à l'œil cette rondelle de verre ! À cause de ce monocle justement, je n'ai jamais pu avoir confiance en toi ! Tout cela n'est que du théâtre. Tu joues au banquier Glembay qui recherche une opportunité juridique pour effacer une offense faite à sa maîtresse ! Quel élan vital* ? Quel cœur ? Cette femme se nettoie quotidiennement avec vingt-sept pommades et crèmes, elle s'enduit de muguet et de miel et ne fait rien d'autre de toute la journée que de se baigner dans du citron et du lait ! Ses cinquante-trois valises et ses trois lévriers, cela représente toute sa culture ! Si quelqu'un additionnait toutes les livres qui sont dépensées chaque année pour ses soutiens-gorge et ses corsets et ses produits de maquillage, il pourrait nourrir tous les miséreux de son Bureau de Bienfaisance caritative. Was sage ich ? Das ganze Land könnte sich sattfressen mit dem Geld ! Cette bienfaitrice écrase les gens avec ses chevaux et toi, tu phantasmes sur sa générosité ! Comme tout cela est écoeurant. Mon cher ! Cette femme piétine la vie avec tant de charme criminel qu'un homme sain d'esprit en perdrait la raison ! Et voici un vieux monsieur qui s'assied ici avec son monocle à l'œil et chante des poèmes pour honorer son grand cœur ! Quelle image infernale ! Et les gens ne prétendent-ils pas qu'il n'y a plus rien aujourd'hui à peindre ? Il manque de peintres, mais des modèles, il en grouille autant qu'en enfer ! Il faudrait te peindre ! Ton sourire irrationnel et supérieur autour de tes lèvres quand tu parles d'elle, il faudrait l'immortaliser ! « Qui est-elle ? » ; « Quelqu'un a-t-il la moindre idée de qui elle est ? » ; « Et en plus, avec un neurasthénique überspannt comme l'est ton incapable de fils ? »