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ACTE DEUXIÈME

SCÈNE UN

POMET TRPEZA, puis PETRUNJELA, servante

POMET : On dit : « Celui qui est amoureux n'a plus sa raison », - je le sais maintenant d'après mon Teuton. C'est ainsi d'être un homme et d'avoir de l'intelligence. S'asseyant à une table avec mon Teuton, ils nous apportèrent de la viande rôtie – une assiette avec un chapon. Je regarde si c'est une oie, ou quelque autre chose : mes yeux n'avaient jamais vu auparavant un si grand chapon. Cuit au four ? Je regardai comme il était rôti et comme il était cuit : il avait une sorte de croûte qui enthousiasmait mes yeux, égayait mon cœur, m'ouvrait l'appétit. Deux perdrix rondes autour de lui et le jus qui en gouttait. Ils avaient orné le côté de l'assiette de rôti de veau de lait qui semblait dire : « mange-moi, mange-moi », et la moitié arrière d'un petit lièvre avec des tranches de lard épinglées autour, et des clous de girofle non concassés en décoration, qui répandaient sur la table des parfums de printemps joyeux et doux ; et ils avaient paré les extrémités de l'assiette de merles noirs, de chers merles, turdius inter avibus, qui semblaient avoir été capturés alentour et disaient en vers : « Bienheureux, servez-vous ! » Et me tenant en contemplation devant ces délices, je partais in estasis.
      Mon Teuton soupira tout autant, soupira une seconde fois et m'appela : « Pomet ! » Je repris conscience : « Signor patron, comanda ! », je pensais qu'il allait me dire : « Que fais-tu ? Coupe, qu'on triomphe ; far bona ciera ! », comme il est habitué à me répéter. Il me dit : « Hélas, Pomet, mi štar mal ! » - « Que se passe-t-il ? » - « Mi morir, se non aver la signora, mi štar malanconico ; mi non poter mangiar. Tu mangiar presto, antar la signora, prometter ducati mille, do mila. Meglio spender ducati che perder vita. » Il me tua quand il me dit cela ! Je pensai en moi-même : folie, la folie accompagne les hommes amoureux ! La folie les gouverne ! - Je ne pus ne pas m'accorder avec cette courtoisie. - « J'ai, dis-je, à faire volontairement même ce qu'il m'est douloureux de faire ». Mais je ne parvins à me maîtriser : j'arrachai une aile de ce chapon, la posai devant lui ; arrachai l'autre, la posai devant moi. Je portai un toast : « Trink, misser Ugo, star allegro, signora star vostra ». Quoi faire d'autre ? Je l'entretins avec courtoisie, me servis même trois merles, dégustai les petites perdrix aussi. Par Dieu, je voulus taper aussi dans les parties secrètes de ce glorieux chapon (putain de cuisinier qui avait décoré galamment ce chapon !) : il était tout farci comme un boudin de petits oiseaux gras ; il s'offrait à chacun comme une figue molle, et avec des amandes, avec des oignons, avec des raisins secs, avec des assaisonnements. Par Dieu, de cela aussi j'en repris ! Il me pressa : « Pomet, antar ! », et moi avec courtoisie : « Antar, signor ». Je bus ; je partis de ce paradis terrestre, il me leva de ces délices où se trouve tout ce qu'on désire.
      Mais il faut s'accommoder à son époque ; il doit être un virtuose celui qui veut régner sur le monde. L'homme est un roi parmi les hommes, quand il sait gouverner. Pas la peine d'avoir de l'argent, car j'en vois beaucoup avec de l'argent qui sont réprimés ; pas la peine d'être un homme cultivé, car j'en vois beaucoup de ces compagnies extraordinaires ; pas la peine d'être un héros avec une épée en mains, car ils sont la plupart du temps ou tués ou emplissent les prisons ; pas la peine d'être poète ou un auteur de comédies, car ceux-là à chaque instant et à chaque noce veulent offrir leurs services, comme des porteurs, mais au lieu de remerciements on leur dit : « Cela ne vaut rien, décampe ! », tandis que ses ennemis restent ; pas la peine d'être musicien, car ces compagnons le poussent à chanter quand leur passe l'envie de pleurer.
      Il faut être patient et se satisfaire des mauvais moments, pour jouir cependant des bons. Il faut se débrouiller avec chacun pour que le diable l'emporte ! Maro me menace, et moi, je m'incline devant lui le bonnet en mains ; le Teuton, mon idole, m'enlève à la table, aux délices ! Je vais le cœur chagrin – la figure volontaire. Et il vient à moi : « Pomet, rajuste-moi », - je le rajuste ; « Suis-moi », - j'y vais ; il me demande conseil, - je lui donne ; il m'insulte, - je supporte ; il se moque de moi, - je le prends bien. De tels hommes règnent ! Mais mon ventre parfumé mérite que je le serve fidèlement. J'ai appris toutes ces courtoisies pour lui, car jamais il ne me trahit à un copieux repas ; il a toujours été en place, se tenant disponible.
      Mais je me suis laissé aller à une grande considération, et j'ai une affaire importante à régler aujourd'hui, une affaire digne de Pomet. Je dois refouler Popiva et son maître de la maison de la signora Laura. Nous dilapiderons des sous ; et le père du signor Maro est arrivé. J'ai entendu dire que Dundo Maroje est venu à Rome pour sauver l'argent du naufrage de Maro ; mais tout est parti au diable. Dehors, teigneux sans le sou ! Les rois vont avec des ducats : fate largo ! Le cœur me donne l'envie de far faccende à Rome comme ni César, ni Sylla, ni Marius ne l'ont fait. Je dois remporter la victoire sur mes ennemis, triunfus caesarimus !1 Mais voilà quelqu'un de la maison de la signora – c'est Petrunjela, et je voulais justement la voir.


 

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