EXTRAIT
MAKARIJE il ne bouge pas de son banc, mais redresse juste le haut de son corps ; strictement : Que signifie cela, Demetrije ?
DEMETRIJE comme contre son gré : Rien…. Je me suis souvenu de quelque chose…
MAKARIJE comme précédemment : En lisant les Évangiles ?
DEMETRIJE : En fait, l'histoire du fils perdu m'a fait rire.
LES MOINES ils s'agitent encore davantage, marmonnent leur désapprobation.
MAKARIJE il se lève ; sévèrement et furieusement : Comment parles-tu, Demetrije ?!
DEMETRIJE : Car ce fou est revenu…
MAKARIJE, avec un sévère reproche : Demetrije !
LES MOINES, tour à tour : Ah !… Affreux !… Comment parle-t-il ?…
DEMETRIJE il ne se laisse pas décontenancer par l'agitation des moines : Vous souvenez-vous de mon chardonneret ? Mon petit oiseau adoré ? Je l'ai attrapé ici dans le jardin, c'est à peine si son plumage s'était développé. Je l'ai emmené en haut, dans ma cellule et – il a vécu avec moi. Oui, vécu, comme si c'était un frère ou une sœur plus jeune. J'en ai pris soin comme de quelque chose de précieux, l'ai nourri de miettes de pain blanc, que j'apportais de mes vols à votre table. Et je me réjouissais d'un bonheur gai et serein, le regardant croître, se développer, se couvrir d'un plumage bariolé. Toute la journée, ma cellule était emplie de ses gazouillements joyeux, des battements de ses petites ailes, de la gaieté de notre amitié… Jusqu'à ce qu'arrive le moment où il a découvert que ma cellule n'était pas le monde, mais une prison, que le monde était là-bas, dehors, dans le jardin, dans la verdure, au soleil, avec les autres… en liberté !… Et il s'est tu alors, a fait silence, et sa petite tête s'est abaissée. Il était libre tant que la fenêtre était fermée, mais quand j'ai ouvert la fenêtre, - qui était pour lui la porte de la liberté – je l'ai emprisonné dans une cage. Sa peine m'a touché. Vous ne pouvez pas savoir combien d'amour j'ai dépensé pour cette petite créature !… Un matin, quand tout le jardin résonnait des appels joyeux de ses camarades, je l'ai pris dans ma main, j'ai ouvert la fenêtre et sans un mot, sans un salut, sans un adieu – juste avec le cœur étrangement douloureux – je l'ai laissé en liberté. J'ai suivi du regard comment tout d'abord gauchement - comme engourdi par le bonheur – il voleta de branche en branche, comment soudain il sentit que ce n'était pas une illusion, que c'était la pure liberté et comment alors à la vitesse de l'éclair il disparut parmi les couronnes des bois d'oliviers. Lorsqu'il eut échappé à mon regard, un tel désir pour lui me saisit que je l'appelai à voix forte, le priai, le suppliai de revenir… Une petite pause. Et depuis ce jour, ma cellule est déserte…
MAKARIJE : Mais qu'est-ce que cela veut dire ?
DEMETRIJE à mi-voix : Le fils perdu…
LES MOINES marmonnent.
DEMETRIJE : Vous ne comprenez pas cela, vous ne comprendrez jamais cet étrange appel de la vie que mon chardonneret a tiré de la liberté. Un jour, il est revenu vers moi…
QUELQUES MOINES, avec un intérêt involontaire : Ah ?
DEMETRIJE : Mais pas comme le fils perdu de l'histoire évangélique, plutôt pour se moquer de moi… Il s'est posé sur une branche de l'acacia sous ma fenêtre, il a ri de son gazouillis argenté et m'a demandé s'il pouvait entrer. Mais il n'est pas entré. Brusquement, il a ri sarcastiquement et s'est envolé vers ses horizons dorés… Avec indignation : Oh, s'il était entré !…
APOLONIJ du même âge que Demetrije, sérieux, sagace, sympathique. Tout le temps depuis le début de l'acte il est demeuré appuyé contre une colonne et il n'a participé à la scène que de l'expression des yeux. À présent, il s'approche doucement de Demetrije, lui pose la main sur l'épaule : S'il était entré ?
DEMETRIJE : Je l'aurais écrasé de ces mains-là !
APOLONIJ calmement : Ton cher chardonneret ?
DEMETRIJE : Le fou qui est revenu de la vie dans une prison !