Nicolas Raljevic
ANALYSE COMPARATIVE DE COMÉDIES DE MOLIÈRE
ET DE DEUX COMÉDIES RAGUSAINES INSPIRÉES PAR L'ŒUVRE MOLIÉRESQUE
Le travail qui suit est la conséquence naturelle de la traduction de deux comédies croates de la première moitié du XVIIIe siècle dont j'ai entrepris la traduction et la publication récente1. Redécouvertes tardivement au siècle dernier, inspirées des comédies de Molière, elles ont parfois été négligées sous le prétexte inconsistant qu'elles n'étaient que de simples « adaptations » des œuvres françaises.
Grossièrement, en traduisant ces comédies du croate au français, il m'aurait donc fallu parcourir le chemin inverse des auteurs croates qui se seraient appuyés sur les pièces de Molière. Pourtant ce travail de traduction prétendument à rebours ne m'a pas ramené aussi simplement à l'œuvre moliéresque. Et par ce travail, ce sont plutôt deux œuvres originales ragusaines qui se sont révélées à moi en me poussant à m'interroger aussi bien sur les conditions de composition de ces textes que sur les objectifs de leur(s) auteur(s). Et alors, il m'a bientôt semblé que ces comédies présentaient un certain nombre de spécificités qui les distinguaient de leur inspiration française, leur offraient une existence dramaturgique autonome et les ancraient dans l'histoire littéraire de la Ville.
Une nécessaire confrontation des comédies ragusaines avec leurs parentes françaises accompagnait ainsi la traduction d'Ilija Kuljaš et d'Andro Stitikeca, confrontation que les critiques croates et yougoslaves n'avaient jusque-là peut-être pas suffisamment engagée dans un échange rétroactif sur les comédies de Molière.
STRUCTURE D'ILIJA KULJAŠ 1 (du Bourgeois gentilhomme à Ilija Kuljaš)
Dans cette première analyse comparative, je me suis appliqué à partir du texte du Bourgeois gentilhomme à retrouver les scènes dont l'auteur (ou les auteurs ?) aujourd'hui inconnu(s) avait traduit ou au moins adapté des passages en croate. Cette notion de « traduction » et plus encore celle d' « adaptation » prêtent évidemment à débat : Quand quitte-t-on la traduction pour entrer dans l'adaptation ? Où s'arrête l'adaptation ? Quand commence la création ? Les termes s'emmêlent, se confondent facilement. Par défaut, je me suis servi ici des personnages, des situations et du texte comme éléments de caractérisation. Il convient donc pour le lecteur de tenir compte des distinctions entre ces trois éléments de caractérisation dans le détail des deux analyses qui suivent.
Le bourgeois gentilhomme Ilija Kuljaš
Acte I Acte I
Sc 1 sc 1
Sc 2+ dialogue en musique sc 2
Acte II
Sc 1 sc 2
Sc 2 sc 6
Sc 3
Sc 4 sc 9
Sc 5 sc 9
Acte III Acte II
Sc 1 sc 5
Sc 2 sc 5
Sc 3 sc 6
Sc 4 sc 8
Sc 5
Sc 6 sc 8
Sc 7 sc 9
Sc 8
Sc 9 sc 10
Sc 10 sc 11
Sc 11 sc 12
Sc 12 sc 12
Sc 13 sc 5 Acte III
Sc 14
Sc 15 sc 13
Sc 16 sc 14
Acte IV Acte III
Sc 1+ chansons à boire sc 1
Sc 2 sc 2
Sc 3 sc 6
Sc 4 sc 7
Sc 5+ intermède sc 5
Acte V
Sc 1 sc 8
Sc 2 sc 9
Sc 3 sc 9
Sc 4
Sc 5
Sc 6+ ballet des nations sc 10
Total 21
(34)
STRUCTURE D'ILIJA KULJAŠ 2 (d'Ilija Kuljaš au Bourgeois gentilhomme)
Dans cette seconde analyse comparative, à partir du texte d'Ilija Kuljaš, j'ai tenté de distinguer les scènes pour lesquelles on peut caractériser par les personnages ou les situations (mais pas le texte) des scènes traduites ou adaptées depuis le Bourgeois gentilhomme. Cela m'a conduit ensuite à tenter de caractériser les scènes originales qu'on ne trouve pas dans l'œuvre source et, parmi ces scènes étrangères à la comédie originelle, et de m'interroger finalement sur les conséquences de la présence de Pulicinella dans la pièce ragusaine.
Ilija Kuljaš personnages des scènes originales Pulicinella en fond de scène Le bourgeois gentilhomme
Acte I
sc 1 X
sc 2 X
sc 3 Frano et Pulicinella
sc 4 Jela et Lukrecija
sc 5 X
sc 6 X
sc 7 Kovjelo et Pulicinella
sc 8 Frano seul
sc 9 X
Acte II
sc 1 Kovjelo et Pulicinella
sc 2 Kovjelo et Nikoleta
sc 3 Frano et Pulicinella
sc 4 X
sc 5 X
sc 6 X
sc 7 Kovjelo, Nikoleta et Pulicinella
sc 8 Nikoleta, Frano, Kovjelo, Ilija, Jela Pulicinella quasi muet
sc 9 X
sc 10 Kovjelo et Luko
sc 11 X
sc 12 X
sc 13 Pulicinella muet X
sc 14 Pulicinella muet X
Acte III
sc 1 Pulicinella muet X
sc 2 Pulicinella muet X
sc 3 Kovjelo, Frano et Pulicinella
sc 4 X
sc 5 X
sc 6 X
sc 7 Luko, maîtres à danser et de musique, X
chants de Pulicinella
sc 8 Pulicinella muet X
sc 9 Pulicinella muet X
sc 10 X ? Pulicinella muet X
Total 12 8 22
(33)
Analyse des données sur Ilija Kuljaš
D'auteur(s) inconnu(s), Ilija Kuljaš est une comédie construite sur la trame du Bourgeois gentilhomme et dans laquelle intervient un nouveau personnage, Pulicinella (Polichinelle), étranger à l'œuvre source, et représentant bien connu de la commedia dell' arte.
Des scènes ont ainsi été ajoutées à la trame originelle. Pour autant, de nombreuses scènes du texte de Molière ont disparu dans la comédie ragusaine. Sur les 34 scènes qui composent le Bourgeois gentilhomme, l'auteur inconnu d'Ilija Kuljaš n'a recours qu'à 21 d'entre elles. La comédie ragusaine comptant 33 scènes, 12 sont ainsi originales, œuvres en propre de l'auteur (ou des auteurs?) de Dubrovnik.
La pièce de Molière se présente comme une comédie-ballet, mais dans la plupart des cas, les intermèdes de musique, chant et danse n'apparaissent pas dans Ilija Kuljaš, à l'exception partielle du quatrième dans la scène 7 de l'acte III. Par ailleurs, à cette occasion, la partie chantée est raccordée à la situation de la scène 4 originelle et non à la scène 5 de l'acte IV qui comprenait ce passage de Ballet chez Molière. Certaines scènes de l'œuvre française ont été réunies pour former une scène unique (scène 2 de l'acte I et scène 1 de l'acte II, scènes 4 et 5 de l'acte II, scènes 1 et 2 et scènes 11 et 12 de l'acte III, scènes 2 et 3 de l'acte IV). Cette association entre deux scènes se fait parfois avec des raccourcis dans le texte : ainsi, dans la scène 9 de l'acte I d'Ilija Kuljaš reprenant les scènes 4 et 5 de l'acte II du texte français, c'est le maître de philosophie qui est récompensé de sa flagornerie et non le tailleur inexistant dans la version ragusaine. La scène 5 de l'acte IV du Bourgeois gentilhomme précède encore dans la version ragusaine les scènes qui correspondent aux scènes 3 et 4 dans la version française. De la même façon, la scène 13 de l'acte III du Bourgeois est reportée en fin de scène 5 de l'acte III dans Andro : ce passage dans lequel Covielle annonce à Cléonte qu'il a un plan pour abuser Monsieur Jourdain et le pousser à lui céder Lucille en mariage chez Molière, devient alors une idée de Frano correspondant au noble Dorante chez l'auteur croate.
On est donc loin d'observer un strict alignement sur la structure du texte français dans Ilija Kuljaš. Si l'auteur s'est servi du canevas originel, il le reconstitue aussi en toute liberté, ce dont témoigne par exemple encore la scène finale de la comédie qui, si elle s'inspire dans ses premières répliques du modèle textuel français (il s'agit de l'intervention de Jela/Madame Jourdain qui découvre son mari établi mamalouk/mamamouchi), propose dans la suite une fin différente de celle que nous connaissons chez Molière. Notons immédiatement la conversion d'un exotisme turc efficient chez Molière et en France mais trop connu des Ragusains pour ne pas contraindre l'auteur d'Ilija Kuljaš à rechercher plus loin dans un « royaume imaginaire de Mangarlija » un modèle étranger objet d'extravagance.
Il faut aussi distinguer les scènes originales. Et tout d'abord celles auxquelles participe Pulicinella – ici serviteur de Frano, tandis que Dorante dans le texte d'inspiration n'est pas accompagné. Pour autant, on trouve bien un Polichinelle participant au premier intermède du texte du Malade imaginaire sans que celui-ci intègre l'intrigue de la comédie. On note cependant dans Ilija Kuljaš qu'il apparaît même ponctuellement dans une petite moitié des scènes de la comédie : dans quinze scènes (à titre de comparaison, Ilija/Monsieur Jourdain n'intervient que dans 13 scènes). Néanmoins il reste muet dans la moitié d'entre elles (7 sur 15 plus la longue scène 8 de l'acte II, où il n'intervient qu'avec trois courtes répliques). Son rôle au service de Frano est des plus limités dans l'intrigue. Ce dernier n'interpelle Pulicinella que dans deux scènes. Quatre autres scènes exposent ses déboires avec les autres serviteurs, Nikoleta et Koveljo. Dans ces exemples, Pulcinella est l'objet de ridicule, apaise sa faim comme il peut, s'enivre à mort sur le compte des autres, se présente de façon grotesque dans ses propos et ses situations. Enfin, on le retrouve dans la scène 8 de l'acte III, déguisé auprès de Kovjelo, dans le rôle équivalent du Mufti lors du quatrième intermède chez Molière, et dont les interventions se centrent sur les trois chants destinés à abuser et ridiculiser Ilija.
Pulicinella joue ainsi vraisemblablement son rôle de zani en multipliant les lazzi propres à la commedia dell'arte, certainement improvisant une gestuelle grotesque, délivrant des mimiques convenues, une verve acérée ou des commentaires adressés au public. Ses propos en un italien trivial et facilement compréhensible du public ragusain accentue le caractère comique du personnage. Muet dans une moitié des scènes du texte, on ne l'imagine cependant pas absent dans le jeu scénique : il suit les échanges, perturbe les situations, amuse les spectateurs. Il remplit assurément son rôle en maintenant tout au long de ces scènes un lien particulier, continu et renforcé avec le public. Et on peut imaginer que de grandes libertés lui étant octroyées traditionnellement en terme d'improvisation, la farce empiète ainsi fortement sur la comédie originelle et répond aux attentes d'un public dubrovnikois. Et il nous faut encore ici imaginer un public avide du grotesque, des personnages et des rebondissements des comédies populaires italiennes.
Mais certaines autres scènes originales reprennent aussi les personnages du modèle moliéresque et imaginent des échanges que l'on ne trouve pas dans le texte d'inspiration : ainsi, la scène 4 de l'acte I entre Jela et Lukrecija (personnages correspondant dans le texte français à Madame Jourdain et Lucille) dans laquelle la mère assure sa fille qu'elle épousera Luko comme elle le souhaite et contre l'avis d'Ilija son père. De même la scène 8 suivante dans laquelle Frano nous livre dans un court monologue ses angoisses sur l'amour d'Anica. Tout comme celles avec Pulicinella, ces scènes extrapolées implicitement à partir des scènes du texte d'inspiration sont intégrées dans Ilija Kuljaš entre deux scènes correspondant à celles existantes chez Molière, et illustrent le travail effectué par un auteur (ou encore des auteurs...) qui ne se sent pas d'abord tenu de traduire un texte de Molière plutôt que de fournir une œuvre qui réponde aux attentes et aux goûts d'un public ragusain.
On peut de plus se questionner sur les scènes de l'œuvre de Molière qui n'ont pas été retenues ou au moins largement amputées de leur contenu chez le(s) dramaturge(s) ragusain(s). C'est le cas dès le début de la comédie française sur plusieurs situations présentant les différents maîtres qui profitent de la crédulité de Monsieur Jourdain. La dispute (sc 3, A II) à laquelle se livrent le maître d'armes et les maîtres de danse et de musique, suivie de l'intervention du maître de philosophie contre lequel se liguent bientôt les trois précédents qui le pourchassent et le frappent, ou encore la scène (sc 5, A II) où le tailleur en symphonie fait se revêtir Monsieur Jourdain, sont absentes dans Ilija Kuljaš. La scène où Dorante tentant de gagner par flagornerie Madame Jourdain (sc 9, A III) a disparu aussi. De même que celle (sc 8, A III) où Nicole, la servante de Lucille, se trouve repoussée par Cléonte et Covielle, ou encore une autre dans laquelle Monsieur Jourdain se plaint des reproches qu'on lui fait de vouloir un gentilhomme pour gendre (sc 14, A III).
Il est possible de supposer diverses raisons pour expliquer les choix qui ont conduit le dramaturge à supprimer ainsi certains passages du texte d'inspiration. On a vu que certaines scènes de la version française avaient parfois été tronquées, abrégées et assemblées pour ne constituer qu'une scène unique dans la comédie d'Ilija Kuljaš. Peut-être que l'auteur ragusain a estimé que certaines scènes françaises n'auraient pas une résonance suffisante devant son public ou a simplement purgé son texte d'éventuelles difficultés scéniques comme on a déjà pu le constater en ce qui concerne les passages lyriques. Peut-on encore imaginer plus prudent pour l'auteur, contre les autorités ragusaines qui pouvaient interdire la représentation publique de la comédie, que l'idée de tromper un bourgeois provienne d'un noble à Dubrovnik plutôt que d'un laquais ? C'est peut-être encore cette même prudence qui justifierait ainsi le dénouement de la pièce que nous verrons plus loin.
Mais probablement doit-on simplement y voir d'abord une nécessité imposée par la volonté de mêler à l'intrigue du Bourgeois Gentilhomme un canevas inspiré de la commedia dell'arte à travers le personnage de Pulicinella fréquemment associé à Covielle et Nikoleta. En effet, simultanément à la trame d'un bourgeois qui veut devenir noble, nous suivons les péripéties qui occupent les trois serviteurs, bien plus présents dans la comédie ragusaine que dans la comédie française. Ainsi, si on relève dans les deux comédies le nombre de scènes dans lesquelles intervient de manière notable2 au moins un serviteur, on obtient une quasi égalité (10 scènes sur 34 pour le Bourgeois gentilhomme et 9 sur 33 pour Ilija Kuljaš). Si on prolonge l'étude en comptant les scènes dans lesquelles au moins deux serviteurs apparaissent, on en trouve 2 pour la comédie de Molière et 6 pour la comédie ragusaine, voire 7 (la scène 3, acte III est en effet essentiellement centrée sur des échanges entre Kovjelo et Pulicinella avant que n'intervienne sur la fin Frano pour deux répliques). Enfin, si on s'intéresse aux scènes qui incluent uniquement des serviteurs, nous n'en relevons aucune chez le Bourgeois et 4 chez Ilija, dont une regroupant simultanément les trois serviteurs de la comédie. Le fait d'avoir ajouté un serviteur au personnage de Frano contrairement au texte français qui n'en accordait pas à son équivalent Dorante ne peut seul expliquer ces différences.
Le dénouement diffère entre les deux textes. Chez Molière, Monsieur Jourdain reste dupe de la ruse destinée à marier Lucille et Cléonte déguisé en Turc et s'imagine donc avoir gagné le statut de gentilhomme par cette alliance. Dupé même au point de croire que la mention du mariage de Dorimène et Dorante par la même occasion n'est qu'un prétexte pour convaincre Madame Jourdain d'accepter cette union. Ilija quant à lui apprend en fin de comédie la vérité, il réalise qu'il a été trompé et se sait puni de ses prétentions à la noblesse. Cette fermeture au patriciat s'accompagne d'une morale finale prononcée par Ilija lui-même : « J'apprendrai à mes dépens qu'une chose qui n'est pas pour quelqu'un ne lui revient pas ». Faut-il y voir une simple opposition de principe à l'accès au patriciat de la part de l'auteur qu'on peut d'ailleurs supposer lui-même issu de la noblesse ragusaine ou bien suggérer un besoin de rassurer les autorités ragusaines plus conservatrices que le pouvoir français à l'époque contre toute revendication à une plus grande perméabilité des accès au honneurs ?
Manifestement, l'auteur d'Ilija Kuljaš ne voulait pas se contenter de retranscrire seulement une pièce de Molière. La crise que traversait la création dramaturgique depuis un siècle3, la menace que faisait peser sur le théâtre de langue croate à Dubrovnik les compagnies italiennes itinérantes, plus professionnelles et bien mieux équipées, ont libéré un espace de créativité dramatique dans lequel se sont engouffrés quelques groupes de jeunes gens, probablement d'abord d'aristocrates férus de théâtre, pour fournir au public de Raguse, un public large composé aussi de gens ordinaires, des comédies populaires comme il en avait connu par le passé. Le souvenir d'un Marin Držić ou d'un Martin Benetović, l'impact d'un retour vers la commedia dell' arte, puis des smješnice élaborées au XVIIe siècle sur le modèle des ridiculosa italiennes et le goût naissant pour tout ce qui touche à une France alors triomphante en Europe ont orienté les inclinations du public et fourni les matériaux aux auteurs ragusains pour proposer une autre chose. Nécessairement, ces deux trames entrecroisées, l'une arrimée à la comédie de Molière, l'autre libérée dans les opportunités d'improvisation de la commedia dell'arte, d'une certaine manière aussi contradictoires, devaient modifier non seulement la forme de la pièce comme nous l'avons vu, mais aussi son fond. Quelque chose de neuf naît de cette confrontation et fonctionne, du moins auprès d'un public autochtone, même si c'est sans prétendre aux niveaux littéraires des sources requises. D'autres rapports de classe apparaissent entre maîtres et serviteurs en France et à Dubrovnik au-delà déjà du seul tutoiement qui justifient certainement aussi une mise en avant des domestiques plus prégnante que dans les textes du modèle français, présence supérieure des serviteurs dans la comédie tout à fait acceptable pour le spectateur ragusain.
Nous sommes loin d'une traduction, et il s'agit aussi davantage qu'une « adaptation ». « Molière à la ragusaine » (Molière na naški) tel que nous le présente la comédie d'Ilija Kuljaš s'inscrit dans une démarche interculturelle qui répond d'abord à l'histoire même de la ville de Dubrovnik, une histoire commerciale, politique, littéraire qui l'a ouverte entre l'Occident et l'Orient, imposée face aux villes rivales de Venise et en partie de Constantinople, conduite à se nourrir des apports culturels de ses voisins et à intégrer par ses propres voies l'histoire de la littérature européenne. À sa façon, Molière a ainsi permis au théâtre local de langue croate de perdurer à Dubrovnik au cours du XVIIIe siècle.
STRUCTURE D'ANDRO STITIKECA 1 (de Molière à Kanavelović)
Dans cette première analyse comparative, je suis parti des trois œuvres de Molière reconnues comme source d'inspiration d'Andro Stitikeca, et je me suis fixé pour objectif de proposer un schéma de l'architecture littéraire du texte croate à partir de passages textuels suffisamment proches entre la source et la cible. Quand la situation se rapporte au texte d'inspiration sans reconnaissance textuelle précise, je considère la scène comme nouvelle et originale.
L'Avare Le mariage forcé Le malade imaginaire Personnages des créations originales
Acte I
sc1 Acte I, sc 1
sc 2 Acte I, sc 2
sc 3 Acte I, sc 1
sc 4 Acte I, sc 2
sc 5 Acte I, sc 3
sc 6 Kožica puis Ždero
sc 7 Ždero et Gono
sc 8 Acte I, sc 4
sc 9 Ždero et Petruša
sc 10 sc 1
sc 11 Acte II, sc 1
sc 12 Marica et Gono
sc 13 Acte II, sc 4
sc 14 Acte II, sc 5
Acte II
sc 1 Kožica et Ždero
sc 2 Les mêmes et Marica
sc 3 Acte II sc 5
sc 4 Acte III, sc 1
sc 5 Acte III, sc 1
sc 6 Acte III, sc 4
sc 7 Acte III, sc 5
sc 8 Acte III, sc 6+sc 7
sc 9 Acte IV, sc 1
sc 10 Ždero et Marica
sc 11 Gono et Niko
sc 12 Kožica et Marica
sc 13 sc 2
sc 14 Acte III, sc 7
Acte III
sc 1 sc 7
sc 2 sc 8
sc 3 Kožica et Petruša
sc 4 Gono et Frano
sc 5 Acte IV, sc 6
sc 6 Gono et Anica
sc 7 Marica seule
sc 8 sc 9
sc 9 Gono seul
sc 10 Acte IV, sc 7
sc 11 Acte V, sc 2
sc 12 Ždero seul
sc 13 Niko et Kožica
sc 14 Acte V, sc 3
sc 15 Acte V, sc 4
sc 16 Acte V, sc 6
sc 17 Tous moins Petruša et Marica
sc 18 Tous
Total (46) 21 5 2 18
STRUCTURE D'ANDRO STITIKECA 2 (de Kanavelović à Molière)
Dans cette seconde analyse comparative, j'ai recherché à partir de la comédie attribuée à Kanavelović les références aux ouvrages de Molière en m'inspirant du texte, des personnages et des situations de chaque scène.
Andro Stitikeca L'avare Le Mariage forcé Le malade imaginaire
Acte I
sc 1 X
sc 2 X
sc 3 X
sc 4 X
sc 5 X
sc 6 X
sc 7 X
sc 8 X
sc 9 X
sc 10 X
sc 11 X
sc 12 X
sc 13 X
sc 14 X
Acte II
sc 1 X
sc 2 X
sc 3 X
sc 4 X
sc 5 X
sc 6 X
sc 7 X
sc 8 X
sc 9 X
sc 10 X
sc 11 X
sc 12 X
sc 13 X
sc 14 X
Acte III
sc 1 X
sc 2 X
sc 3 X
sc 4 X
sc 5 X
sc 6 X
sc 7 X
sc 8 X
sc 9 X ?
sc 10 X
sc 11 X
sc 12 X
sc 13 X ?
sc 14 X
sc 15 X
sc 16 X
sc 17 X
sc 18 X
Total 10 25 9 2
(46)
Analyse des données sur Andro Stitikeca
Selon un procédé courant à l'époque, Andro Stitikeca est le produit en grande partie d'une compilation de plusieurs pièces existantes. Ainsi, dans cette comédie, Marko Fotez et Đuro Körbler trouvaient respectivement 20 et 23 scènes sur les 46 du texte croate inspirées par L'Avare de Molière. Fotez en attribue par ailleurs 2 au Malade imaginaire, 10 au Mariage forcé et 14 seraient selon lui redevables à l'auteur, à savoir certainement Kanavelović, qui s'était déjà servi par ailleurs de telles compilations dans ses tragi-comédies. C'est encore la répartition qu'avait proposée Vinko Radatović avant Fotez.
On peut s'interroger sur ce type de comptabilité. Tout d'abord, d'où partir ? De la comédie ragusaine ou des œuvres de Molière ? Et quels critères permettent alors de rattacher ou pas une scène de la source à la cible ou inversement ? On peut en effet se contenter de se référer aux personnages qui interviennent dans une scène, ou encore à une situation reconnue dans les deux versions ou bien un passage écrit clairement identifiable dans les deux textes. On peut aussi opter pour des types mixtes, la proximité d'un certain nombre de répliques dans une scène... Car, même en s'en tenant délibérément et strictement à l'une des méthodes, des cas mixtes nous interpellent. Ces variantes dans la recherche justifient certainement des comptabilités différentes. Certaines scènes se réfèrent indéniablement à une des comédies de Molière mais étant absentes et implicites dans le texte français, elles sont extrapolées à partir de situations existantes et composées à Dubrovnik (acte III, scène 13, par exemple) constituent des œuvres originales.
Je me suis livré à ce travail qui consiste à rechercher des œuvres sources à l'œuvre cible, puis de la cible aux sources, quelle fut l'inspiration des différentes scènes. Ainsi, selon mes critères (partir de passages textuels explicitement reconnaissables de Molière à Kanavelović ou bien partir de situations similaires entre les textes de Kanavelović à Molière), j'aurais alors plutôt tendance à penser d'après mes résultats et les leurs que Körbler, Fotez et Radatović ont opéré depuis le texte ragusain et comptabilisé avant tout les situations semblables dans les deux versions. Car, dès lors que le texte devient le principe de reconnaissance essentiel du français au croate, la part des scènes attribuées à l'auteur dubrovnikois augmente grandement de même que chute celle accordé au Mariage forcé (voir le tableau 2 à opposer à la répartition des scènes des trois comédies moliéresques ayant servi d'inspiration proposée par Fotez et Radatović).
Mais y a-t-il finalement tant d'intérêt à ces questions de comptabilité ? L'inévitable part de subjectivité joue assurément quoiqu'on s'en préserve pour cette diversité dans les résultats.
Cependant, l'exercice dévoile tout de même de nouveaux espaces d'interrogation :
C'est dorénavant tout le squelette de la comédie ragusaine qui apparaît à partir des différentes sources constitutives. De manière peut-être plus évidente, on saisit le travail de recomposition effectué par l'auteur dubrovnikois. On imagine déjà que l'auteur connaissait très bien son modèle et ses œuvres pour parvenir à structurer un morceau aussi hétérogène de façon la plus harmonieuse possible. Certaines scènes nous fournissent d'ailleurs l'occasion d'une combinaison interne des sources moliéresques : ainsi la scène 2 de l'acte I inspirée des mêmes scène et acte du Malade imaginaire n'omet pas de souligner l'inquiétude d'Andro que l'apothicaire l'ait trompé et volé, inquiétude inexistante chez Argan dans le texte français, mais permettant donc à partir d'une source étrangère d'intégrer les soucis d'économie qui viendront dans les scènes suivantes en se référant dès à présent à l'Avare ; ainsi, la scène 2 de l'acte III chez Kanavelović qui est assurément inspirée par la scène 8 du Mariage forcé s'achève sur la demande d'Andro faite à Niko de récupérer le diamant qu'on lui a soutiré dans la scène 7 acte III de l'Avare ; etc. Il ne s'agit donc pas simplement d'un travail de collage, d'une collection d'alternances de scènes provenant d'œuvres de Molière, mais bien de la fusion de ces œuvres source dans le cœur du texte lui-même afin de prétendre à une intrigue nouvelle, efficiente et sans accrocs. De plus, au-delà d'une trame solidement ancrée sur L'Avare, dans une moindre mesure sur Le mariage forcé, des scènes intercalées introduisent de nouveaux personnages et confèrent à la comédie un caractère propre aux ridiculosa italiennes à l'aide de personnages et situations typés de la commedia dell' arte (voir les rapports entre Kožica et Ždero) ou bien remplissent une fonction de raccord et de transition entre celles inspirées des comédies de Molière (acte II, scène 2, par exemple). Là aussi, et plus encore que chez Ilija Kuljaš, il a fallu amalgamer dans un nouveau plan plusieurs intrigues de pièces de Molière avec une trame amoureuse entre serviteurs composées des éléments de caractérisation des comédies populaires importées d'Italie. Le volume textuel de la comédie s'en est trouvé largement réduit par rapport aux modèles français. Il fallait surtout rapprocher le contenu et l'esprit des textes sources de l'environnement ragusain, de l'époque et des goûts du public. D'où aussi les changements de patronymes, toponymes et autres références extérieures. Il en résulte ainsi une comédie nouvelle, certes inspirée de celles de Molière, et particulièrement de l'Avare, mais variant dans ses péripéties, ses personnages, ses références et son texte. Finalement, tout autant que l'Avare lui-même vis à vis de l'Aulularia plautienne dont Molière s'était inspiré.
D'Harpagon, d'Argan et de Sganarelle, personnages centraux des trois comédies moliéresques servant l'inspiration de notre auteur ragusain, naît un nouveau profil combinant les trois figures d'origine et en même temps s'en distinguant. Il n'y a pas seulement un avare, mais aussi un couard et un vieillard souffreteux chez Andro Stitikeca. C'est là maintenant une figure comique ragusaine. Ne peut-on pas aussi ici définir un nouveau profil humain typiquement local, un comique de caractère spécifique au-delà des personnages qui l'ont inspiré ? Andro, le bourgeois thésaurisant avidement à l'encontre du bien commun pourtant fortement prôné par la morale et les autorités de la Ville de Dubrovnik ? Ždero quant à lui seul condense trois personnages de l'Avare : Maître Jacques, Brindavoine et La Merluche. Il n'est pas le seul serviteur. Kožica est son rival amoureux pour gagner le cœur de Petruša, correspondant à Frosine dans l'Avare. Mais si Kožica (La Flèche), d'abord au service d'Harpagon, puis une fois congédié à celui de son fils Cléante, fait figure dans la comédie de rusé filou, Ždero n'a pour lui que sa crédulité superstitieuse et son goût pour ce qui se mange et se boit (son nom provient du verbe croate Žderati = se goinfrer). C'est Kožica qui permettra le mariage des enfants d'Harpagon en restituant sa cassette qu'il avait volée. C'est lui aussi qui épousera Petruša une fois son rival évincé. Le malheureux Ždero dans ce rôle de faire-valoir aura pour fonction principale dans la comédie de susciter les moqueries du public. Il est le serviteur sur lequel s'abattront tous les coups. Présent dans 12 scènes, il disparaît brutalement et définitivement au cours de l'acte III après avoir dénoncé Kožica pour se venger de ses mauvais tours comme Maître Jacques pour avoir été battu l'avait fait de Valère.
Cette mise en perspective des serviteurs, comme déjà nous avions pu la remarquer chez Ilija Kuljaš à travers le personnage de Pulicinella, ne doit pas nous surprendre. Elle est devenue une composante traditionnelle des comédies ragusaines depuis Pomet et Popiva dans Dundo Maroje (1551) de Marin Držić en passant par les laquais des smješnice jusqu'à nos « moliérades ». Le dramaturge italien Ruzzante et sa volonté d'intégrer les basses couches sociales et la vie paysanne sur la scène théâtrale semble avoir bénéficié très tôt d'un écho favorable chez les auteurs de Dubrovnik qui trouvaient encore des opportunités d'exploitation dramaturgique à renforcer aussi chez Molière. Porteurs de grotesque comme dans le cas de caractères tels Ždero, Bokčilo ou Pulicinella, ces personnages renversent régulièrement la comédie dans la farce par la variété des comiques mis en œuvre. Ždero se laissera entraîner par Kožica dans des situations improbables qui lui vaudront des volées de coups, et récidivera même dans sa bêtise. Les dialectes locaux ou étrangers, parfois fantaisistes, ne manquent pas, les propos sont dans la bouche des laquais parfois très grossiers contrairement à ceux des modèles français. Ce n'est pas cependant nouveau : Marin Držić nous y avait aussi habitué en son temps4. Le style est souvent moins raffiné que dans les sources françaises. Le ton nuancé du texte français se perd facilement dans une farce lourde. L'expression linguistique est aussi généralement plus ouverte, spontanée, vive, simple au point d'y gagner néanmoins parfois une certaine forme poétique par ses expressions populaires imagées. Mais si la littérature doit y perdre quelque grandeur, l'histoire et la linguistique y gagnent leur part car il s'agit aussi d'un des rares et précieux témoignages de la langue populaire du XVIIe siècle à Raguse.
Le dénouement est différent ici aussi dans le texte ragusain par rapport à L'Avare, qui reste la trame dominante dans l'étude d'Andro Stitkeca. Si chez Molière, Harpagon acceptait l'union de Cléante et Marianne en échange du retour de sa cassette, Andro ne retrouvera qu'une partie de son argent, devant en abandonner un sac sur dix, prétendument en récompense à celui qui le lui retrouvera, argent qui en vérité financera la noce et compensera alors une dot dont il voulait la priver. L'avare ragusain contrairement à son modèle français n'échappe pas à une sanction. Comme chez Ilija Kuljaš, faut-il donc une morale à la comédie qui justifie la condamnation du vice, qu'il soit celui de la convoitise des honneurs ou celui de la convoitise de l'argent ? Harpagon a pour sa plus grande joie retrouvé l'intégralité de sa cassette tandis qu'Andro s'assoit sur la sienne dans une bouderie que l'invitation finale de Niko à se rendre à la noce ne devrait pas complètement rasséréner : « Faites ce que vous voulez ! »
Aux mariages de Gono et Anica (correspondant à Valère et Élise) et Frano et Marija (Cléante et Marianne), l'auteur ragusain n'a pas oublié les serviteurs. Niko, l'oncle de Gono et Marija, le Anselme croate, celui qui fournit toutes les issues à l'intrigue, a été avisé par Frano du vol de la cassette par son laquais Kožica, mais il accepte cependant de pardonner et que ce dernier s'unisse à Petruša. Le recours comme chez Molière à la révélation finale et rocambolesque des parentés d'Anselme, Valère et Marianne n'a pas lieu d'être. La punition d'Andro permet d'apaiser tout conflit. Mais peut-être devait-il avant tout être puni ? Ainsi, personne n'est oublié. À Dubrovnik, il est alors concevable d'imaginer que les serviteurs soient de la noce auprès de leurs maîtres. De nouveau, cet intérêt porté aux serviteurs davantage dans les textes ragusains que les versions françaises semblent devoir dévoiler une autre réalité sociétale dans les relations inter-classes. Il est vrai aussi qu'en France Molière désirait plaire au roi, tandis que les représentations des œuvres inspirées de Molière à Dubrovnik étaient destinées à un public plus large et vraisemblablement aux gens les plus ordinaires eux-mêmes. N'écrivant pas pour les mêmes, l'auteur ragusain ne pouvait donc que créer une comédie nouvelle et originale.