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Ilija OKRUGIĆ

 

LA ŠOKICA


traduit par Nicolas Raljević
Janvier 2025

 


LA ŠOKICA (Šokica¹, Ilija Okrugić² – 1884)

Jeu³ de la vie populaire en cinq actes


PERSONNAGES

Marijan Šokčević, paysan
Manda, sa femme
Janja, sa fille
Božo, son serviteur
Ljubibratić, curé du village
Un lieutenant
Pero Vlahović, garde-frontière
Encore un garde-frontière
Mandokara, vieille chiromancienne
Bara, amie de Manda
Teza,
Marga, femmes du village
Matan Propalić, originaire d'Osijek

Les premier, deuxième, troisième, quatrième et cinquième soldats et le chef de patrouille.
Plusieurs jeunes hommes, des jeunes filles et des soldats des Confins⁴ avec un joueur de cornemuse.


Les quatre premiers actes se déroulent dans une ville catholique de la région de Virovitica, le cinquième dans les environs d'Osijek ; époque : années 1848 et 1849.



 

 

ACTE UN

SCÈNE PREMIÈRE


       Le soir. Dans le jardin, Janja arrose les herbes et les fleurs ; une clôture au bout du jardin, et derrière une voie carrossable. Sur le côté, la maison de Šokčević.

JANJA (arrosant) : Encore cela – et un peu ici – et cela là-bas – et là derrière. - Voilà, j'ai terminé. Mais oui, et mes fleurs ? Mon basilic et mon armoise, ma rue officinale, mon thym et mon hysope ? Comment pourrais-je les oublier, quelle fille je serais si je n'aimais pas les fleurs ? Alors que les fleurs sont une parure et une fierté pour les jeunes filles. La chanson le dit bien (elle chantonne à voix basse) :

                                                                                                           

                                                                                 « Oh, herbe de basilic, les jeunes filles te cueillent-elles ?
                                                                                 Comment les jeunes filles, ma belle, ne le feraient-elles pas,
                                                                                 Puisque grâce à moi embaument les poitrines des jeunes filles ! -
                                                                                 Oh, herbe de thym, les jeunes filles te cueillent-elles ?
                                                                                 Comment les jeunes filles, ma belle, ne le feraient-elles pas,
                                                                                 Puisque grâce à moi, ma belle, toute la montagne embaume ! -
                                                                                 Cher hysope, les jeunes filles te cueillent-elles ?
                                                                                 Comment les jeunes filles, ma belle, ne le feraient-elles pas,
                                                                                 Puisque de volupté elles m'offrent à leur bien-aimé ! »
   

       (Pendant l'arrosage, Božo apparaît derrière la clôture, il écoute la chansonnette et le discours suivant de Janja). Puisque de volupté elles m'offrent à leur bien-aimé ! À leur bien-aimé ? … Le reste de ce que dit la chanson est vrai, juste ce « leur bien-aimé », pour dire la vérité, moi en fait je ne le comprends pas encore. - Les autres me racontent comme il est doux d'avoir un amoureux, chanter des chansons pour lui, danser le kolo⁵ auprès de lui, avec lui s'entretenir ; - mais moi, je chante juste pour chanter, je danse juste pour danser, je bavarde avec quelqu'un juste pour bavarder. - En vérité, je bavarde le plus avec notre Božo, et lui avec moi, et je danse le kolo auprès de lui, mais est-il pour autant mon bien-aimé ? Et comment serait-ce possible alors que nous avons grandi sous un même toit depuis notre enfance et nous sommes nourris d'un même poirier. - En vérité, il ne m'est ni un frère, ni aucun parent, mais plutôt un malheureux que mon papa a recueilli pour Dieu et son âme ; - c'est vrai, Božo est un homme bien et très bon, il ferait n'importe quoi pour moi et l'a fait de nombreuses fois déjà, là une nouvelle fileuse, là un miroir joliment tailladé et cerclé d'étain, - une autre fois, il m'a réjouie de bobines et de fuseaux ; et si quelque chose du chevalet à tisser se détériore, il le répare immédiatement ; si c'est la saison de tel ou tel fruit, c'est Božo qui me l'apporte le tout premier. - Mais il n'est tout de même pas pour cela mon amoureux ? De la même manière, mon papa et ma maman m'aident en tout ; - et c'est aussi son devoir, c'est pour cela que mon papa l'a accueilli et nourri ; c'est son devoir, s'il veut qu'il le garde encore à la maison et l'inscrive comme son fils,  - et – et, s'il veut, qu'il lui trouve une gentille fille – c'est cela, tandis qu'à moi vienne le bonheur le plus tôt possible, - puis qu'elle me remplace pour aider ma mère. (Elle se tait, réfléchit). Ô, Sainte Vierge ! Quel sera mon bonheur ?… Je ne sais pas, - Cela me réjouit le cœur quand je pense -
LA VOIX DE LA MÈRE (depuis la maison) : Janja !
JANJA : Oh ! Mère !
LA VOIX DE LA MÈRE : Que fais-tu si longtemps au nom de Dieu ? Va chercher de l'eau à la fontaine !
JANJA : Me voici, chère maman, tout de suite. (Elle pose la courge d'eau sur le sol). Tant pis, j'arroserai les fleurs plus tard, quand je reviendrai ; la parole maternelle est un ordre. (Elle se précipite vers la droite).



SCÈNE DEUXIÈME


BOŽO (derrière la clôture) : C'est ainsi, moi malheureux, dis : un simple serviteur, et après toutes ces faveurs, je ne peux pas être ton bien-aimé. - Hélas, Janja, mon agnelle, si tu savais combien je t'aime, plus que tous les trésors de ta grand-mère ! - Mais, toi, tu ne ressens rien pour moi, ton cœur ne te dit rien, bien que j'ai grandi avec toi sous le même toit, - parce que je suis un pauvre malheureux, un simple serviteur !… Bien sûr, je n'aurais jamais dû te dire que je t'aimais, mais tant de fois je l'ai prouvé à mes proches… oui, mais c'était « mon devoir de serviteur », et non l'amour… Hélas ! Pauvre de moi ! - Je croyais rester ici avec toi où nous avons grandi, et que je conduise la maison de ta grand-mère comme son propre enfant, mais toi tu dis : qu'il va me trouver une autre jeune fille… (Avec détermination) : Je n'en ai besoin d'aucune, puisque tu ne veux pas être la mienne. Je préfère toujours être un serviteur, demeurer toujours un vieux garçon sans femme… Mais avant cela, je dois te dire tout, tout à la première occasion, et alors : advienne que pourra ! (Il réfléchit, puis ouvre un portillon sur le côté, entre dans le jardin, prend la courge et arrose les fleurs). Je vais arroser tes fleurs, pour que tu voies combien je t'aime… et peut-être vas-tu revenir de la fontaine, et je pourrais au moins te dire tout ce que je veux. Oh ! Fleur de ma chère Janja, comme sera heureux le garçon qui en sera orné de sa main ? Oh, le parfum du basilic ! Quand Janja te cueillera et te humera, dis-lui comme mon cœur soupire pour elle… Mais non, non, je lui dirai tout moi-même ! (Il arrose).

 

SCÈNE TROISIÈME

       JANJA arrive avec un sac sur l'épaule d'où pendent une bassine et une cruche.

JANJA : Mais Božo, que fais-tu ici ? Et en plus tu arroses mes fleurs.

BOŽO : En rentrant des champs et me rendant pour emmener les chevaux dans le pré, j'ai aperçu la courge dans le jardin et les fleurs qui n'étaient pas arrosées, et alors -

JANJA : Tu as voulu me remplacer : merci d'être aussi gentil.

BOŽO (posant la courge au sol) : Mais chère Janja, ce n'est tout de même pas la première fois que je suis gentil envers toi.

JANJA : Je ne dis pas cela, d'autant plus que tu as toujours été gentil avec moi -

BOŽO : Mais toi, avec moi, Janja ?

JANJA : Je crois au moins que je ne t'ai pas été malveillante, -

BOŽO : Cela non, - mais -

JANJA : Comment cela mais ?

BOŽO : Mais – mais – comment te dire ? -

JANJA : Mais dis donc, allez.

BOŽO : Nous avons grandi ensemble, comme frère et sœur, ton papa a toujours été comme mon propre père, tout comme ta mère aussi, moi – moi (tristement) je ne me souviens même pas de mon père et de ma mère… Avec toi, même quand nous étions enfants, je ne me suis jamais disputé, ni battu, mais je t'ai plutôt comme ton propre frère fait plaisir en tout et exaucé tes volontés, - de plus, deux fois j'ai été aussi battu par ta faute par le père – je m'en souviens bien encore. (Plus tristement) : Mais oui, je suis orphelin, un étranger, un enfant trouvé, votre serviteur… Mais quand je compare notre enfance avec l'époque actuelle, il me semble, chère Janja, qu'alors c'est davantage que tu… (plus grave) m'aimais, et maintenant -

JANJA : Comment cela ? Mais ne vais-je donc pas avec toi sur la route, aux réunions, ne dansé-je pas le kolo à tes côtés ?

BOŽO : C'est vrai jusque dans l'âme, mais tout cela me semble si froid. Même si les autres jeunes filles veulent badiner avec moi, elles se donnent de la peine, même si je ne me soucie pas d'elles, - mais toi, toi, jamais. Or tu sais quand enfants joliment nous -

JANJA (riant) : Tu ne veux tout de même pas que nous redevenions des enfants ?

BOŽO : Non, mais je dis juste – ce qui a été aimé dans l'enfance, je pense qu'il ne faut pas dans la fleur de la jeunesse que cela devienne étranger, n'aime pas, ou se haïsse -

JANJA : Mais ne t'ai-je pas cousu et recousu la chemise et la culotte de fête pour tes seize ans, puis tes dix-neuf ans, comme personne n'en a dans le village, hein ?

BOŽO : C'est vrai ; mais je sais que c'est la mère qui t'a demandé de les coudre, car peut-être qu'elle n'aurait pas voulu le faire elle-même ; et j'ai vu comment dans l'ouvrage tu t'es fâchée plusieurs fois, et peut-être même as-tu maudit ce travail, (tristement) et peut-être que cette malédiction s'est abattue sur moi, car tu ne m'aimes plus… mais dis-le, dis seulement que tu ne m'aimes plus…

JANJA : Božo, je ne peux vraiment que m'étonner -

BOŽO : Et moi, tu ne m'étonnes plus depuis déjà longtemps, chère Janja. - Mais si tu savais combien je t'aime, comme je te porte jour et nuit dans mon cœur, comment tu es toujours devant mes yeux, tu te comporterais autrement avec moi, et tu ne parlerais pas ainsi -

JANJA : Et qu'ai-je dit ?

BOŽO : Et veux-tu que je te le dise ? Hein ? Et cela suffit, si je te dis que j'ai tout entendu de ce que tu disais en arrosant les herbes -

JANJA : Ah, c'est comme cela, maestro, tu es un espion ? Espionner et ne pas se manifester, ce n'est ni joli ni honnête, c'est - (elle s'écarte de lui).

BOŽO : C'était un hasard, et non de l'espionnage. Ton beau chant m'a arrêté, et quand tu t'es mise ensuite à parler de moi, je n'ai pas voulu intervenir afin de tout entendre ; et j'ai entendu que tu ne m'aimais pas. (Janja fixe son regard devant elle, Božo l'observe avec émotion). Tu te fâches donc contre moi parce que je te dis cela ? Contre moi que tu appelais son Petit dieu dans l'enfance et encore jusqu'à récemment, - mais à présent je ne suis plus que Božo. Et tu as raison : je suis un véritable mendiant, un pauvre, un misérable, un orphelin, et le plus encore parce que tu te fâches contre moi, -

JANJA : Je ne me fâche pas, je te le dis. Bon.

BOŽO (lui prenant la main) : Mais tu ne m'aimes pas -

JANJA : En vérité, je ne sais pas ce que tu crois là.

BOŽO : Je veux dire que tu sois ma bien-aimée, ma femme, la mienne et à personne d'autre -

JANJA (sursautant) : Seuls mon père et ma mère décident -

BOŽO : Mais avant tout il faut que tu le veuilles, et ensuite je supplierai gentiment le père et la mère. Maman est très gentille, comme ma propre mère, et papa aussi, même s'il est un peu strict, il le faut -

JANJA : Oh, oh, tu ne les connais pas bien ; car moi, je sais ce qu'ils m'ont dit de toi, et ce qu'ils pensent et comment ils pensent -

BOŽO : Eh bien, bon. Mais te souviens-tu Janja ce qu'a dit un soir maman de toi, hein ?

JANJA (elle se retourne) : Je m'en souviens, et alors ? Puis-je donc interdire à quelqu'un qui me rencontre de discuter avec moi ? Et s'il a bavardé, il n'y a rien de mal -

BOŽO : Mais ce n'est pas qu'une seule fois, Janja ! Sais-tu que déjà dans le village -

JANJA (arrachant sa main de la sienne) : Eh ! Quoi d'autre ! Mais qui pourrait fermer toutes les bouches du monde entier ? - Et à présent, que je sais cela, je vais dorénavant le faire malgré tout, malgré tout ! C'est un beau garçon, honnête, il est des Confins et garde-frontière⁶, et ses hommes lui donnent du monsieur, et il sait même bien parler, et pas comme nos jeunes gens d'ici -

BOŽO : Honnête… Mais il est Valaque⁷, de foi orthodoxe.

JANJA (elle sursaute) : Cela, je ne le savais pas… C'est pourquoi il a un accent quand il parle -

BOŽO : Et si la mère l'apprend ? (Janja se tait embarrassée, fixant son regard devant elle ; Božo, la prenant par la main) : Janja ! Mon soleil réchauffant et mon trésor réjouissant ! - Même si tu ne m'aimes pas, j'ai tout de même peur pour toi, à cause de ce Valaque. Il va te séduire et s'introduire dans ton cœur, si ce n'est déjà fait ; - il peut te rendre malheureuse. Mais moi, t'aimant tellement, je te plains maintenant, - si quelque chose arrivait, je veux dire, je me consumerais de chagrin. C'est pourquoi, Janja, mon agnelle mignonne, n'éteins pas la lumière de ta foi ! Tu sais comment ta mère nous a pieusement nourris, tu sais comment elle nous a dévotement conseillés, et cela reste vrai jour après jour. (Janja essuie ses yeux émus). Mais si tu ne m'aimes pas, moi que tu aimais de l'enfance jusqu'à il y a peu, mais au moins ne perds pas ton âme, n'aime pas ce Valaque, cet orthodoxe.

JANJA (elle prend Božo dans ses bras et dépose sa tête sur son épaule) : Božo !… (Une pause).

LA VOIX DU PÈRE (depuis la maison) : Eh, Božo, eh !

BOŽO (à Janja à voix basse) : Dis à papa que je suis parti dans le pré.

JANJA (elle se dégage de son étreinte) : Que je mente donc au père ?

BOŽO : Si tu m'aimes encore un peu, je t'en prie.

JANJA (criant) : Il est allé un peu plus tôt dans le pré, papa !

BOŽO (la prenant dans ses bras) : Merci, cher agnelle. Adieu ! (Il part précipitamment par la gauche).

JANJA (le regardant s'en aller) : Pauvre Božo ! Comme je le plains, il a bon cœur, il pense honnêtement… il dit qu'il m'aime, que je devienne sa bien-aimée, sa femme… (Elle réfléchit). Mais qu'en dis-tu, toi, mon cœur ?… (Elle se tait, puis se met à courir hâtivement par le portillon à droite).

SCÈNE QUATRIÈME

       PERO, le garde-frontière arrive à gauche par la route derrière le jardin.

PERO : À cette heure, je l'ai vue se rendre chercher de l'eau, si elle n'y est déjà pas partie. Et certainement, car le portillon est ouvert… (Il entre). Je vais l'attendre là, et je le peux en toute sécurité, car j'ai vu son fou de Božo déambuler quelque part dans les champs, au moins il ne nous dérangera pas. - Mais je ne sais même pas pourquoi il me regarde du coin de l'œil où qu'il me croise, peut-être parce que j'ai plusieurs fois discuté avec Janja ? Mais je me dis : attention, pauvre Šokač, je suis garde-frontière, prends garde à toi ! La belle Janja n'est pas encore à toi, même si tu vis sous le même toit qu'elle. Elle n'est pas une poupée pour toi, mais plutôt pour moi… Et c'est bien une poupée, cette belle, comme si les fées l'avaient bercée. À écouter sa discussion flatteuse, comme une colombe qui roucoule, regardant son œil enchanteur derrière ce sourire plaisant de ses lèvres charnues, tu dois en tomber amoureux !… Oui, tout est si gracieux en elle, tout habile, qu'en vérité j'ignore comment elle m'a ensorcelé… Oui, elle m'a ensorcelé, il n'y a pas autre chose… Quand je l'ai aperçue la première fois, c'est comme si le monde entier s'était renversé, et la raison avec lui, et comme si quelque chose me disait dans le cœur : celle-là et aucune autre doit être ta bien-aimée, même si elle est une Šokica. Une Šokica ? Et c'est peut-être en cela que tout le charme repose, le fait qu'elle soit Šokica ? Un peu comme (riant) ce que disent nos gens : c'est plus doux ailleurs. Mais la foi ? Cela ne compte pas dans l'amour, d'autant plus que j'ai déjà remarqué chez elle une certaine inclination pour moi. Et puis, il faut que je sois sincère avec moi-même : combien de nos filles j'ai connu à ce jour, aucune ne m'a plu autant que cette Šokica. La vérité, il y en a aussi chez nous des belles, mais beaucoup parmi elles ne portent leur beauté qu'à la vue, elles s'en vantent, mais leur cœur est glacé – ou bien leur amour s'enflamme au feu comme du chanvre, puis s'éteint aussi immédiatement. Et chez les Šokice ? - Elles chantent avec justesse d'elles-mêmes : Il n'y a pas de fleur sans douce rosée, ni amour sans Šokica ! - Oh ! Janja, Janja ! Je t'aime comme une fleurette aime la petite rosée, comme un papillon une rose, comme quelqu'un de transi le soleil ! Car tu es la fleur des fleurs, mon soleil revigorant, Janja ! (Il se tait… à la mention du nom de Janja, Janja arrive de la fontaine et apercevant Pero dans le jardin, elle est surprise, veut et ne veut pas pénétrer dans le jardin).

 

SCÈNE CINQUIÈME

       JANJA et PERO.

 

PERO (il va à sa rencontre) : Ah ! Janja !

JANJA (effrayée) : Pero !?

PERO : Quoi, chère Janja, tu ne veux pas de moi dans ton propre jardin ?

JANJA : J'ai peur, la mère pourrait venir, et cela fait déjà longtemps que je me suis retenue à la fontaine…

PERO : Mais le plus court chemin est par ici. Ou bien vas-tu faire le tour, - parce que je suis là ? Je ne m'attendais pas à cela de ta part, que tu me fuies, ni que je devrais supporter cela un jour ! (Il se rend jusqu'au portillon et la prend par la main). Mais seulement deux trois mots. (Janja entre). Voilà, c'est ainsi que je t'aime. Oh ! Très chère Janja, si tu savais comme je t'aime, comment jour et nuit je te désire et soupire après toi, tu ne perdrais pas un seul instant… si tu savais comme tu m'es chère, plus chère que ma propre vie – si tu savais comme toute ma vie m'est douloureuse si seulement un jour je ne te vois pas, même si ce n'est que de loin -

JANJA (pour elle-même) : Hélas, que puis-je faire, j'ai des frissons.

PERO : Oui, oui, très chère Janja, je ne vis que pour toi, tu es ma vie, tu m'es tout et tout ce qu'il y a au monde.

JANJA (elle le regarde timidement) : Est-ce la vérité, Pero ?

PERO : Oui, c'est ce que je t'ai dit.

JANJA (d'un charme triste) : Oh ! Pero, je suis effrayée de ton amour, je tremble de tout mon corps, quand je t'aperçois simplement quelque part, je ne sais pas moi-même, ce qui m'arrive -

PERO : Et pourquoi cela ? Ne suis-je pas bon pour toi ? Puis-je être meilleur et plus gentil ? Si tu veux, je donnerais ma vie pour toi -

JANJA : Mais – mais mon papa, ma maman ? C'est difficile pour moi s'ils apprennent pour toi – ils me maudiront !

PERO : Eh bien, qu'ils l'apprennent, que le monde entier l'apprenne. Je ne t'aime pas secrètement, mais publiquement ; ou bien tu crois que je veux juste flirter avec toi ? Non – non -

JANJA : Mais, tu es d'une autre religion, et c'est un péché -

PERO : Comment un péché ? Alors c'est Dieu qui a péché le premier quand il nous a planté l'amour dans le cœur ; mais on dit : l'amour c'est Dieu, et où est l'amour, Dieu est aussi ! Non, non, très chère Janja ! Cela ne peut pas être un péché. Ce sont de pures superstitions, et rien d'autre, douce Janja !

JANJA : Mais, mais… même si tout était ainsi, si mon papa et ma maman acceptaient tout cela aussi, ce que je ne crois pas – tu es soldat, et comme tu es aujourd'hui ici, pas dans ta maison, de la même façon demain tu peux partir au loin, loin à l'armée face à l'ennemi magyar ou n'importe où au monde, et que deviendrais-je alors moi, malheureuse ?

PERO : C'est la vérité, douce Janja ! Mais pourquoi précisément penses-tu à ce qu'il y a de plus noir ? Si chaque balle de fusil touchait juste, il n'y aurait plus un soldat au monde. Je me suis trouvé en Italie dans plusieurs batailles, et vois, me voici vivant et en bonne santé. Or les Italiens sont des soldats différents de ceux-ci ramassés un peu partout par les Magyars. Nous n'avons pas peur d'eux, même s'ils sont à Osijek, si proches de nous. Ils ont reçu près de Čepin du feu et des coups, ce qui leur passera l'envie de sortir de la ville contre nous. Et même s'ils essayaient, et que ce sont des dragons, et que je doive lutter contre eux, je n'ai pas peur. La seule pensée que tu m'aimes, que tu languis de moi, me donnerait de la force et du courage pour que je me batte avec eux comme un lion. Ton amour serait mon ange gardien, pour que je ne sois pas blessé, que je ne sois pas tué, mais que vivant et sain je revienne dans tes bras. Oh, ce serait un plaisir !

JANJA : Mais, si cela n'arrivait pas - ?

PERO : Laisse ; - et finalement avec notre glorieux ban Jelačić⁸: que Dieu donne la fortune aux héros !

JANJA : Mais je suis malheureuse, hélas !, pauvre de moi !

PERO : Tu me regretterais donc, tu pleurerais pour moi ? (Janja essuie ses larmes). Tu pleures déjà ? Oh, très chère Janja, ces larmes témoignent de ton amour. Dis-moi que tu m'aimes, que tu es amoureuse, sois franche comme je le suis et je serais le plus heureux au monde. Dis-moi que tu m'aimes, et que je boive tes larmes, que je les porte en mon cœur, comme une sainte amulette, et que je sois protégé des projectiles ennemis et de la mort ! (Janja tend la main à Pero, Pero la caresse ; - une pause, pendant laquelle s'entend le chant des ouvriers qui rentrent à la maison, d'abord tout bas dans le lointain, puis de plus en plus proche) :

                                                                                                    « Oh, jeune fille, souci maternel !

                                                                                                    Tu t'inquiètes de ne pas te marier :

                                                                                                    Tu te marieras et tu en pleureras,

                                                                                                    Tu regretteras ta mère. »

 

       (Les ouvriers arrivent sur la scène près du jardin, et aperçoivent Janja et Pero dans les bras l'un de l'autre) :

                                                                                                           « Tu étais rouge chez ta mère,

                                                                                                            Avec le Valaque tu seras livide et verdâtre ;

                                                                                                            Le soldat orthodoxe perd son âme quand il aime la Šokica) ;

                                                                                                            Et cet étranger est venu pour manigancer et tromper ! »

       (En passant les ouvriers rient aux éclats).

 

JANJA (entendant cette chanson, elle s'écarte de lui) : Tu entends, Pero, ce qu'ils chantent ? Pauvre de moi !

PERO : Eh bien, qu'ils chantent, que nous importe ?

JANJA : Mais la chanson passe de bouche en bouche, et ma mère l'entendra.

PERO : Mais de qui ne parle-t-on pas et ne chante-t-on pas dans notre peuple ? C'est une plaisanterie.

JANJA : Mais si cela était de la noirceur et de la méchanceté ?

PERO : Tu penses certainement à ton fou de Božo ? Celui-là est pour cela déjà trop fou.

JANJA : Non, Pero, pas cela… Il n'est pas fou, mais bon, trop bon – mais -

PERO : Alors finalement, tu l'aimes – cet enfant trouvé Dieu sait où, votre serviteur ? - Quoi ? Tu te tais de chagrin ? Je sais à présent, ce qu'il en est. Je sais au moins où j'en suis. Je ne m'attendais pas à cela de ta part, toi que j'estimais, aimais, adorais autant… Sache que je regrette maintenant toute pensée à toi, tout soupir pour toi, chaque mot que j'ai prononcé avec toi… je suis maintenant convaincu dans ma grande tristesse de ce que sont les Šokice : elles courtisent l'un un moment, puis courtisent un autre le moment d'après… Eh bien ! À la santé de ton fou de serviteur. Mais sache, sois maudite ! Adieu ! (Il part).

JANJA (Le suivant tristement du regard) : C'est donc ainsi, Pero ?

PERO : C'est ainsi, puisque cela doit l'être.

JANJA (tristement) : Alors, tu ne connais pas mon cœur.

PERO : Que Dieu fasse que je t'ai mal comprise, que je me sois trompé. (Il l'observe). Janja ! (La prenant par la main). Me suis-je vraiment trompé ? Quoi, tu trembles ? Ta poitrine se gonfle des lourds battements de ton cœur ? Oh, pardonne-moi, si la passion m'a poussé à te faire de la peine, à offenser ton bon cœur…

JANJA : Je te pardonne par Dieu… Mais tu ne peux pas m'offenser… car -

PERO (enthousiaste) : Parce que je me suis trompé ? Car tu m'aimes, n'est-ce pas ? Oh, seule étoile de mon espoir ! (Pendant ce temps, Božo apparaît derrière la clôture du jardin, les observant. Et on entend la voix de la mère provenant de la maison : Oh, Janja !)

JANJA (peureusement) : Hélas, la voix de la mère, elle pourrait venir. Adieu, Pero ! (Criant) : Me voici, mère ! (Elle part par la droite).

PERO : Viens ce soir sur la route. (Janja en partant se retourne, hochant la tête qu'elle viendra). Qu'elle est bonne, qu'elle est complaisante, comment ne pourrais-tu pas l'aimer ! Je le dois, je le dois, puisqu'elle s'est aussi vite gentiment présentée. Mais je l'ai aussi grossièrement outragée avec ce fou de Božo. Il le fallait pour que nous soyons au clair. Mais tout de même sa peine, cette louange de Božo est suspecte. Je devrai prendre mieux au sérieux ce fou. (On entend du loin, un tambourinage sourd pour le rassemblement ; Božo se retire sur le côté). Ah ! Cela me concerne, mais après… quand Janja viendra sur la route, peut-être que le doute sera encore mieux levé, ou même disparaîtra tout à fait. Mais à présent adieu, jardin ! Adieu, belle Janja, au revoir !

       (Dès que Pero se trouve au portillon, Božo s'avance sur lui).

SCÈNE SIXIÈME

       BOŽO et PERO.

PERO : Oh, d'où sors-tu, Bożo le fou ?

BOŽO : Si je suis fou, alors il est plus fou celui qui se mêle aux fous. Mais puisque tu demandes : d'où je sors ? Moi, du travail. Mais toi, que fais-tu à cette heure dans le jardin d'autrui ? N'entends-tu pas les cloches des veaux qui te sonnent le rappel ? Tu devrais te trouver déjà depuis longtemps dans tes quartiers.

PERO : Un ton plus bas, Šokač !

BOŽO : Des prunes, Valaque ! Tu me demandes, je te réponds : moi je te demande, réponds-moi aussi : que fais-tu dans mon jardin ?

PERO : Oui, le tien autant que le mien.

BOŽO : Je ne le dirais pas, car je suis logé par ici.

PERO : Ta maison est sur ton dos, comme tous les mendiants.

BOŽO : Toi, tu portes vraiment la tienne sur ton dos dans une peau de veau. Mais moi, je me suis nourri dans cette maison chez mon père Marijan ; moi, je laboure, je sème, je récolte, je travaille – alors ?

PERO : Cela, chaque simple serviteur doit le faire puisque le patron le nourrit et le paye.

BOŽO : Mais moi, je ne suis pas un simple serviteur, mais le fils adoptif de Marijan, et -

PERO : Et il te donnera aussi sa fille Janja. Ah, ah, ah, chante toujours.

BOŽO : Eh bien, c'est possible, si Dieu le veut.

PERO : Oui, et pourquoi pas, si Janja t'aimait.

BOŽO : Cela, il n'y a que moi qui le sais, et je n'ai pas à te le confesser.

PERO : Ah, ah, ah, comment Janja pourrait aimer un tel vieux garçon.

BOŽO : Notre paisible village ne connaissait pas de vieux garçon avant que vous arriviez. De vous, personne, ni le jeune homme, ni la jeune fille n'a de paix à la maison ou en dehors.

PERO (il tressaille) : C'est ainsi, pauvre Šokač ? C'est le remerciement pour la protection que nous autres les glorieux gardes-frontières vous offrons et vous défendons des Magyars. Je te l'ai déjà dit : un ton plus bas, Šokač !

BOŽO : Parle-moi donc de défense, nous avons entendu à Ozor, ah, ah, ah ! Ils vous chantent avec raison : « Les gens de Varadin sont des soldats de bonne volonté », ce sont des héros qui ne se rendent pas. - « Mais les gens de Brod faut les tirer de force, et ceux de Gradiška qu'il y ait plus de butin ». Voilà votre héroïsme !

PERO : Écoute le misérable ingrat, tu vas connaître maintenant le muscle du garde-frontière.

BOŽO (s'éloignant) : Là-bas devant Čepin, sous Osijek ! Si tu es un héros, hi, hi, hi ! (Il s'enfuit dès que Pero agite son sabre).

PERO : J'aurais coupé en morceaux ce misérable fou s'il ne s'était échappé. Se moquer ainsi des gardes-frontières qui ont tant de fois empêché la ruine de l'empire, tandis que ces paysans fainéants paressent à la maison. Mais attends, je te jouerai un mauvais tour qui te remettra à ta place ! Si Dieu veut, tu flaireras comment pue la poudre.

 

SCÈNE SEPTIÈME

       Un simple SOLDAT arrive.

LE SOLDAT (saluant) : Vous êtes là, monsieur ! Toute la troupe est rassemblée devant les quartiers du lieutenant, et monsieur le lieutenant est fâché que vous ne soyez pas là – un nouvel ordre est arrivé, dépêchez-vous.

PERO : Et qu'y a-t-il ? Combien de fois j'ai attendu le lieutenant et qu'il n'est pas venu. Quelle étrange affaire, certainement encore quelque chose dans sa tête.

LE SOLDAT : Je ne sais pas, mais ce doit être quelque chose d'important, car il est agité et furieux comme un lynx.

PERO : Une affaire importante, nous savons bien.

LE SOLDAT : Mais venez, je vous prie, car il m'a menacé de la bastonnade, si vous -

PERO : Tu ne vas tout de même pas m'escorter. Avance donc. (Il part).

(On entend de nouveau le tambour).

LE SOLDAT : Vous entendez, il bat encore le tambour.

PERO : Décidément, celui-là ne sait pas plaisanter.

       (Ils partent).

SCÈNE HUITIÈME

 

       BOŽO il réapparaît.

BOŽO : Ils sont partis. Mais je lui ai bien parlé ! Qu'il se souvienne que nous aussi, même si nous sommes des paysans, nous savons tout de son héroïsme. Oui, ils nous protègent, tiens vraiment ! Quelle armée bizarre ! Ils se sont introduits dans notre village comme des parasites dans une ruche pleine, nous devons les nourrir, les conduire en voiture par-ci, par-là, mais eux ils partent en campagne, hi, hi, hi ! Avec nos filles sur la route, en soirée, en veillée. Eh, bien sûr, c'est facile de guerroyer ainsi, - mais sous Čepin et Osijek, frérot, chante toujours ! (Une pause). Et en effet, cet étranger rendra fou notre Janja ; car qu'ont dû voir mes yeux ? Elle lui a tendu la main, il la lui caresse… il l'a forcée, si Dieu veut ! - Elle me dit : mon petit Božo ! (Ironiquement) : À moi aussi, elle a tendu la main, mais avec lui elle se caresse et sans que maman ne crie… Eh, c'est déjà beaucoup… Assez ! Je sais, je sais tout… elle est menteuse, elle est fausse… elle aime ce Serbe, mais moi, comme un ours fou conduit par l'anneau nasal… Eh bien, moi Božo le fou, ce Božo fou, - mais attends, Valaque, même une cocotte folle sait ce qu'est un épervier ; ce ne sera pourtant pas comme tu le crois. (Avec détermination) : J'y vais, j'y vais, et je dévoilerai tout à maman, et on verra bien comment tu feras la cour à Janja. J'y vais tout de suite. (Il part).

 

       (Janja arrive dans le jardin par le côté).

SCÈNE NEUVIÈME

       JANJA et BOŽO.

JANJA : Tu ne rentres donc que maintenant du pré, Božo ? Papa demande après toi et se fâche que tu ne sois pas là depuis si longtemps, et il m'a envoyé pour te chercher.

BOŽO : Eh bien, qu'il me demande, je saurai lui répondre. Il sait bien que je n'ai tout de même pas flirté dans le pâturage.

JANJA : Je ne te comprends pas, Božo.

BOŽO : Et moi, je te comprends encore moins. La confusion, la bouillie, la fondue et la panade : certains disent que c'est égal, mais moi je dis que ça ne l'est pas.

JANJA : Et moi aussi, je dis que ça ne l'est pas.

BOŽO : Cela aussi n'est pas égal : s'étreindre et s'embrasser ; se serrer les mains, s'embrasser sur la bouche. (Janja frémit). Oui, c'est égal mais si la bouillie, la fondue et la panade sont pareillement chaudes, alors on peut se brûler sur les trois. Or quand on se brûle une fois, alors on souffle même sur ce qui est froid. Oui, mais alors il est trop tard puisqu'on s'est déjà brûlé.

JANJA : Il semblerait que ton énigme concerne quelqu'un. (Elle le toise).

BOŽO : Eh oui. Que dis-tu de cela : je te montre le harnais, je te graisse le harnais, mais on ne fait qu'en parler. Allez, devine, allez.

JANJA : À en juger par la dernière proposition, il me semble que cela me concerne.

BOŽO : Comme tu es ingénieuse. Mais pas que toi, quelqu'un d'autre encore, tu le sais bien...

JANJA : Eh, tu as entendu, Božo, je vois seulement maintenant que tu es une guêpe...

BOŽO : Et toi, trop naïve...

JANJA : Mais si je le suis, je ne me suis pas mariée avec toi.

BOŽO : Mais pas non plus avec ce Serbe. Tu me donnes la main en apparence, mais à lui et avec lui… hein ? Le voilà ton honneur.

JANJA : Comment peux-tu dire cela ?

BOŽO : Parce que j'ai tout vu de mes propres yeux.

JANJA : Que Dieu te les enlève, puisque je suis convaincue par tes paroles que tu es un espion, que tu m'as de nouveau épiée. Mais en fin de compte, qu'est-ce que cela te rapporte ? Qu'es-tu pour moi ! Personne ! Un serviteur et rien de plus.

BOŽO : Et dis aussi : Božo le fou…

JANJA : Et tu l'es puisque tu es ainsi. Tu n'as pas à me commander, ni à me défendre qui je dois aimer. (On entend une cornemuse dans le lointain). Mais maintenant je te le dis : j'aime Pero, plus que toi, je l'aime malgré toi. Et pour que tu n'aies plus besoin de continuer à espionner, voilà ce que je te dis : je me rends à présent sur la route, viens toi aussi, et tu verras comment je vais flirter avec lui, danser le kolo à ses côtés, chanter avec lui. (Elle chante en sautillant devant Božo) : « C'est difficile pour l'herbe qui n'a pas de rosée, et la jeune fille qui n'a pas de bien-aimé ! Vivat, vivat mon nouvel amoureux ! Qu'il vive de nombreux étés, mon visage adoré ! Mais moi, j'ai mon bien-aimé dans mon cœur ». (Elle s'enfuit, - Božo la regarde tristement partir).

BOŽO : Eh ! Fou de Božo ! -

       (Le rideau tombe.)

 

SCÈNE DIXIÈME

       Une rue villageoise à moitié éclairée, où l'on voit plusieurs jeunes garçons et filles, parmi lesquels se tient aussi Janja sur le côté. Les jeunes filles courent ça et là, piaillent, les garçons les attrapent, et tout cela autour de Janja qui se range sur le côté.

LA PREMIÈRE JEUNE FILLE : Ne t'occupe pas que de moi, Martin, donne z'en aussi à Janja.

LE PREMIER GARÇON : Je ne peux pas, si son Božo l'entendait, il se battrait avec moi.

LA DEUXIÈME JEUNE FILLE : Hi, hi, hi, si c'en était pas un autre, n'est-ce pas Janja ?

LE DEUXIÈME GARÇON : Il se ceint d'un sabre, il agite son sabre, hu, hu ! (Il sautille autour de Janja).

LE PREMIER GARÇON : Et il porte un bâton pour nous braver. Hu, hu !

LE DEUXIÈME GARÇON : Avec un bâton, Martin, tu recevras une correction. Hu, hu !

JANJA (riant) : Il vaut mieux aussi le craindre.

LE PREMIER GARÇON : Mais vraiment, Janja, où est ton Božo ? Pourquoi ne vient-il pas sur la route pour nous protéger de la correction du bâton?

LA DEUXIÈME JEUNE FILLE : Peut-être lui aussi a-t-il peur du bâton.

LE DEUXIÈME GARÇON : Mais que nous importe le bâton, allons un peu que nous commencions. Martin, joue de la flûte, puisque le cornemuseur Frolijan n'est pas encore arrivé. (Le premier garçon entame le kolo, entraîne aussi Janja, et dansent et chantent sur la chanson) :

       TOUS chantent :

                                    « Clair de lune, clair de lune, toute la semaine,

                                    Moi orpheline, orpheline, seule toute la semaine ;

                                    Encore deux nuits, encore deux nuits, et l'amour viendra !

 

       (On entend la cornemuse toute proche).

TOUS s'arrêtant : Ah ! Voici Frolijan. Hu, hu !

 

SCÈNE ONZIÈME

       Le cornemuseur arrive en jouant pour le kolo, et avec lui PERO, le sergent-major. De l'autre côté, se faufile BOŽO, recouvert d'un grand manteau et il se tient sur le côté.

TOUS LES GARÇONS en chœur entonnent cet air de kolo : Joue, joue, cornemuseur, nous te donnerons une récompense, une pour toi, deux pour moi, et tu te mets en colère mais pas moi ! (Ils entrent dans la ronde. Pero apercevant Janja la saisit par la taille, et il conduit le kolo ; ils dansent).

LE PREMIER GARÇON (il lance le chant) : Meneur du kolo virevoltant, toutes tes perles luisent, sautant par-dessus la clôture et dansant le kolo.

PERO répondant : Ma chère, mon trésor, scintillement de perles !

LE DEUXIÈME GARÇON : Le meneur du kolo comme une guêpe, auprès d'une belle fille aux pieds nus, un dard te piquera.

PERO : Hu, hu ! Tant mieux, tant mieux, je trouverai un remède, la petite est à moi !

LE TROISIÈME GARÇON : Moi aussi, je voudrais dire quelque chose, mais je crains de brûler quelqu'un.

LE PREMIER GARÇON : Pritucalo, où es-tu resté, ta langue a disparu.

PRITUCALO : Ah, ah, ne manigance pas ! Ne trompe pas notre jeune fille comme une dinde, or elle ne croit pas Pero ! (Là-dessus, Janja se détache du kolo, et Pero derrière elle, ils se tiennent sur le côté et chuchotent. Tous les autres rient).

PERO : Allons Šokač, une de moins !

PRITUCALO : Eh oui, tout est libre dans le kolo. Et si cela était une erreur, alors je te dirai comme à un monsieur en seigneur : Holà, holà, allons, n'aie pas peur des messieurs.

LA PREMIÈRE JEUNE FILLE (au cornemuseur) : Frolijan, allez, joue un peu à présent.

TOUS : Oui, oui, joue, joue ! (Le cornemuseur commence, et Pero s'avance devant lui et lui interdit de jouer une danse slavonne : il joue).

PERO : Arrête, c'est moi qui te paye, et tu joueras ce que je te commande. (Le cornemuseur cesse de jouer).

LA PREMIÈRE JEUNE FILLE : Puisque c'est ainsi, nous nous allons chanter, je sais que cela ne dérangera pas Pero. (Elle se met à chanter, après elle le kolo se met en route).

       TOUS (chantent) :

                                      « C'est difficile pour l'herbe qui n'a pas de rosée,

                                      Vivat, vivat mon nouvel amoureux,

                                      Qu'il vive de nombreux étés, mon visage adoré !

                                      Et la jeune fille qui n'a pas de bien-aimé !

                                      Mais moi, j'ai mon malheureux,

                                      Il n'a pas même de quoi s'acheter du tabac,

                                      Car le Serbe n'a pas d'argent dans sa poche. »

 

       (Ils rient.)

PERO (en colère il s'approche de la première jeune fille et la bouscule violemment) : Médisante Kata, te voici sans argent ! (La jeune fille s'afflige, les jeunes garçons s'agitent, les jeunes filles s'écartent sur le côté. Pritucalo s'avance vers Pero).

PRITUCALO : Mais comment oses-tu frapper ma petite amie, hein ? Voilà pour toi aussi sans monnaie ! (Il le pousse).

PERO : Que médit-elle n'importe quoi ?

TOUS LES GARÇONS : Elle a raison, c'est la vérité.

PERO (il bondit sur Pritucalo) : Quoi, c'est la vérité ? Voilà aussi pour toi, tiens ! (Il le pousse) Pour oser lever la main sur un glorieux sergent-major impérial ! (Là dessus, les autres jeunes garçons se jettent sur Pero, l'un d'eux s'empare du manteau de Božo et en recouvre la tête de Pero ; Pero rejette sur le champ le manteau de sa tête, tire son sabre et le pointe sur les garçons qui veulent se précipiter sur lui, cris et glapissements de jeunes filles : Attrape-le, frappe ! Là-dessus surgit le lieutenant, derrière lui Marijan Šokčević).

LE LIEUTENANT : Que voient mes yeux ! Le sergent-major Vlahović ! Honte à lui ! Que se mêle-t-il à la mauvaise graine ? Nous en reparlerons plus tard. - Paix, bonnes gens ! (La foule demeure confuse, Pero Vlahović se glisse sur le côté, Marijan Šokčević saisissant Janja par le bras l'écarte rageusement).

 

(Le rideau tombe.)

 

ACTE DEUX

 

       Une pièce dans la maison de Marijan ; à gauche une fenêtre avec un pot de fleurs, en dessous une table et un banc, à droite ainsi qu'au centre la porte d'une autre pièce. Dans un coin, un petit foyer ouvert. Sur le mur à droite du public pendent un fusil et un pistolet. Près de la fenêtre est suspendue une photo du Crucifié.

SCÈNE PREMIÈRE

JANJA (arrachant les feuilles fanées des fleurs) : Mais que t'arrive-t-il, mon cher basilic ? Depuis que je t'ai ramené du jardin ici pour te protéger du gel automnal, et pour te décorer à Noël, tu m'attristes, le parfum de ton feuillage s'étiole ? N'est-ce pas la même terre dans laquelle tu as poussé ? La même eau avec laquelle je t'arrose ? La même main qui te soigne ? - - La même terre, la même eau, la même main… il n'y a que Janja qui n'est plus la même ! (Elle s'assoit sur le banc, appuie sa tête sur son coude, puis une musique basse joue un morceau sur laquelle Janja chante).

                           « Parce que je suis une jeune fille pauvre et malheureuse,

                           Je plante du basilic, et l'absinthe va germer.

                           Oh, verte absinthe, ma fleur amère !

                           De toi mon cortège nuptial sera paré,

                           Tu me suivras de la jeunesse à la mort »

      

       (Elle se tait un moment.)

Oui, j'ai changé, et tout a changé au cours de ces trois mois. Tant que mon cœur était en paix, tout me souriait, mes fleurs s'épanouissaient joyeusement, tout marchait bien pour moi… et j'étais toujours gaie comme un pinson dans la montagne verte… Mais depuis que j'ai connu l'amour, c'en est fini de mon repos, c'en est terminé de ma jeunesse joyeuse… Et le bonheur ?… et la bonne réputation ?… Oh, verte absinthe, ma fleur amère !… Et ma mère adorée ?… Et mon cher papa ?… Et mes camarades et le reste du monde !… Ah, verte absinthe !… Mais que m'est-il resté de tout ce monde ? Puisque toi, Pero, tu es mon monde entier ? Je t'ai offert mon cœur, et si j'en avais des centaines, je te les donnerais juste pour un instant d'amour de ta part… Mais que dit les gens mauvais, que tu vas me tromper, m'abandonner ? Non, non, ce n'est pas possible… N'est-ce pas, mon cœur, (elle se frappe la poitrine de la main), non ce n'est pas possible… (Elle se tait et gémit).

 

SCÈNE DEUXIÈME

       De la pièce voisine sur le côté entre silencieusement sa mère MANDA qui l'observe longuement.

 

LA MÈRE : Janja !

JANJA (elle sursaute) : Ah, c'est vous, chère mère. (Elle s'avance et lui embrasse la main.)

LA MÈRE : Que t'arrive-t-il, mon agnelle adorée ? Tu sembles si triste, comme si tu avais pleuré ?

JANJA : Non, mère ; ne m'as-tu donc pas entendu un peu plus tôt chanter ?

LA MÈRE : Je t'ai entendue, c'est pourquoi cette tristesse à présent me surprend.

JANJA : Mais non, chère mère, (elle la prend dans ses bras) vous savez que je vous suis toujours franche.

LA MÈRE : Toujours, toujours, mais pas maintenant. L'œil maternel voit plus loin, le cœur maternel ressent le mieux. Je t'observe déjà depuis longtemps, et je vois que mon agnelle n'est pas gaie comme auparavant. Dis-moi, mon cœur, ce qui t'arrive, pour que ta mère te trouve un remède. Ose, ma fleur dorée !

JANJA (avec émotion) : Ah, mère ! Chère mère !

LA MÈRE : J'ai été jeune moi aussi, moi aussi j'ai été amoureuse, et je sais ce qu'est un cœur qui aime. Il veut tomber malade quand il aime.

JANJA : Oh, non, non, chère mère, mon cœur est encore sain -

LA MÈRE : Mais celui de Božo n'est pas en bonne santé. Tu le vois et tu l'entends, quand il fait quelque chose et parle, que Dieu nous protège !C'est comme s'il était devenu fou.

JANJA : Je n'en suis tout de même pas responsable, mère.

LA MÈRE : Et qui alors ? Vous avez grandi ensemble, vous vous connaissez parfaitement, et peut-être aussi vous aimez-vous ? Parle seulement à ta petite maman, que Dieu vous pardonne et qu'il me bénisse – et voilà sainte Catherine qui marie les jeunes garçons et les jeunes filles.

JANJA : Oh, non, non, ce serait encore trop tôt pour moi.

LA MÈRE : Mais ce n'est pas trop tôt pour nous autres anciens, moi et papa. Et tu sais ce qu'on dit : qui déjeune tôt et se marie tôt, ne se repent pas.

JANJA (soupirant) : Mais peut-être que moi je me repentirais. (Elle lui embrasse de nouveau la main).

LA MÈRE (la regardant) : Ou bien aimes-tu quelqu'un d'autre ? Dis-le à ta mère, et si c'est pour toi une occasion, je ne t'en empêcherai pas. Et si papa était vraiment contre, je le persuaderai. (Janja pleure, étreignant sa mère). Mais pourquoi pleures-tu, ma fille unique ? Parle, dis à ta mère.

JANJA : Ce sont des larmes de joie et de gratitude, pour ta grande bienveillance pour moi...

LA MÈRE (en gémissant, elle la serre dans ses bras) : Oh, comme je t'aime, mon bouton de rose fleuri !

 

SCÈNE TROISIÈME

       MARIJAN arrive de la pièce voisine et les regarde.

 

MARIJAN : Allons, c'est certainement l'accordage de la musique en l'honneur du parrain de notre fermier et sa bonne route à l'auberge à Čepin ? Je crois qu'ils sont déjà prêts pour le départ, et ils s'embrassent et gazouillent. Bon, le parrain aura une grande joie avec vous, ah, ah, ah ! (Avec l'arrivée de Marijan, la mère et Janja se séparent. Cette dernière va embrasser la main de son père).

LA MÈRE : Je suis déjà prête, Marijan, mais tu sais -

MARIJAN : Et que sais-je, puisque je ne sais rien de ce que vous gazouillez. Je sais seulement que tu as dorloté cette enfant, et depuis quelque temps pour les moindres inepties elle gazouille avec toi.

JANJA (elle lui embrasse la main) : Oh non, non, cher papa.

LA MÈRE : Mais Marijan, tu es vraiment -

MARIJAN : Laisse, laisse-moi tranquille. Vous pleurez de joie, vous pleurez de tristesse, vous pleurez de malice et de chagrin, vous pleurez quand vous voulez mentir, vous pleurez quand vous flattez, quand vous voulez tromper, vous pleurez, en un mot : vous pleurez dès que vous voulez et vous pleurez même quand vous ne voulez pas, - le diable vous comprendrait, que Dieu soit avec nous quand l'homme vous croit -

LA MÈRE (le caressant) : Mais Marijan -

MARIJAN (il fait comme les enfants qui ont peur, quand il saisissent quelqu'un par la barbe) : Hou ! Hou ! - Bon, nous n'avons pas le temps d'écouter tes bavardages de bonne femme, mais préparez-vous pour que nous allions à la fête du compère.

LA MÈRE : Eh bien, moi je suis déjà prête, je t'ai dit.

MARIJAN : Et Janja ? Alors ?

JANJA : J'ai mal à la tête, cher papa -

MARIJAN : Hum ! La tête te fait souffrir, mais si c'était pour aller sur la route avec la cornemuse, au village à la fête, elle ne te ferait pas mal, n'est-ce pas ?

LA MÈRE : Oui, oui, Marijan, regarde, c'est même pour cela qu'elle pleurait.

MARIJAN : Assurément. C'est pour cela que tu geignais toi aussi avec elle, tu ressens aussi son mal de tête, ou bien t'a-t-il déjà contaminé ? Oh, les femmes, les femmes !

LA MÈRE : Peut-être est-elle tombée, ou ce sont des mauvais sorts ?-

MARIJAN : Ah, ah, ah ! La vieille Mandokara va avoir du travail -

JANJA : Non, non, cher papa, cela passera même sans elle -

MARIJAN : Ou bien un meilleur médecin serait plutôt quelque Mandokar ? Ah, ah, ah ?

LA MÈRE : Allons Marijan, qu'attends-tu ? -

MARIJAN : Bon, assez ! Partons, femme, allons-y, que le compère n'attende pas.

LA MÈRE : Allons-y donc.

JANJA (elle s'approche pour leur baiser les mains, la mère l'embrasse) : Adieu ! Amusez-vous bien.

 

       (Marijan et sa femme se rendent jusqu'à la porte centrale, mais Božo les rencontre avec une gerbe de paille en mains.)

SCÈNE QUATRIÈME

       BOŽO et les PRÉCÉDENTS.

BOŽO (dans sa folie) : Voilà la paille, papa !

MARIJAN : Quelle paille, que Dieu te voie ! Pourquoi faire ?

BOŽO : J'ai cueilli la plus belle et la plus longue pour la situation et la table. Je me souviens que l'an dernier maman m'avait réprimandé quand nous avions tiré les pailles parce qu'elle était trop courte, et Janja avait justement tiré la plus courte, et maman s'était effrayée que Janja ne meure. C'est pourquoi cette fois j'ai cueilli les plus longues. Regardez, regardez ! (Il sort la paille. La mère et Janja sont étonnées de ce propos).

MARIJAN : Mon fils, que Dieu soit avec toi, mais où est encore Noël ? La Sainte-Catherine n'est pas encore arrivée.

BOŽO : Hi, hi, hi ! Sainte Catherine ! Oui, sainte Catherine, sainte et martyre, comme l'a raconté maman, c'était une vraie sainte, et tu lui as accordé la couronne de la gloire céleste pour son martyre, et pas comme certaines de nos jeunes filles, qui portent la couronne mais ne la méritent pas. Oui, maman a aussi raconté que dans l'ancien temps la coutume voulait que la jeune fille qui n'était pas honnête quand elle se rendait à sa noce soit ornée d'une couronne de paille. (Janja tressaille). Et puisque vous dites que Noël n'est pas encore là, alors moi je vais tresser ces longues pailles en une belle couronne pour le mariage de telles jeunes filles ; on devrait bien en trouver une dans notre village. Vous savez bien, papa, comme je sais bien tresser la paille ; vous savez quel beau chapeau je vous ai tressé.

JANJA (à mi-voix à la mère) : Par Dieu, il est fou !

MARIJAN : Je sais, je sais, fiston, mais ne t'en occupe pas, tu as suffisamment de travail à la maison et autour et dans les bois. Et je t'ai déjà dit aujourd'hui que dans la mouture -

BOŽO : Je vais tout de même emporter un peu de cette paille au moulin ; tandis que le blé se moudra, j'aurais le temps de tresser la couronne.

MARIJAN : Laisse cela, car les clients du meunier se moqueront de toi, ils diront que tu es fou.

BOŽO : Hi, hi, hi ! Mais ils ne seront pas les premiers ; je l'ai déjà entendu d'autres gens, (il regarde Janja) et je me suis habitué au nom : Božo le fou, hi, hi, hi ! Mais vous savez, papa, ce n'est pas le pire d'être fou. Mais quoi qu'on fasse, il ne s'éteint pas comme cela, comme celui de quelqu'un d'intelligent ; mais quand quelqu'un d'intelligent s'égare et devient fou, celui-là est pire que les fous, n'est-ce pas, papa ? Hi, hi, hi ! Les gens ne rient que des fous. - Mais n'est-ce pas, papa, si ce n'est que cela, un fou ne peut pas être soldat, hi, hi, hi !

MARIJAN : Qui prendrait seulement un fou comme soldat ?

BOŽO : Et quel fou voudrait être soldat ? Hi, hi, hi ! Chaque jour à l'exercice, comme nos gardes-frontières, puis garde-à-vous, à droite, marche ! (Božo se retourne et marche au pas), puis alors présenter armes ! Et si le soldat ne s'exécute pas, le sergent-major lui donne un coup de crosse ou de bâton sur le dos. Et alors comment ce doit être à la guerre ? Quand il pointe un fusil chargé, et tire : pan ! Pan ! Et un homme mort s'écroule ! (Il s'effondre sur la paille). Hou ! C'est affreux. Dieu merci, je suis fou. Mieux vaut tirer son petit bœuf par le joug, et surveiller les cochons, et même si toute la journée il faut abattre des chênes, qu'être soldat et pour le droit de Dieu se faire tuer. Et rester mort sur la glace pour que les corbeaux te dévorent, hou ! On est mieux au poulailler à se coucher sur la paille en plein hiver (il se roule par terre) plutôt qu'en plein été à monter la garde dans le camp et attendre que l'ennemi t'abatte. Là-bas, un soldat n'a pas même de vendredi saint, ni jours saints, il ignore Pâques et Noël. Noël ! Hi, hi, hi ! Voici de la paille, roulons-nous dedans. Tu sais, Janja, quand nous étions enfants, comment nous nous y vautrions au réveillon, jouions avec des noix, tirions la paille, coupions le gâteau de Noël dans lequel maman avait dissimulé une pièce d'un kreutzer ? Nous éteignions les saintes bougies pour voir vers qui allait se rendre la fumée pour savoir qui mourrait le premier ? Nous allions à la messe de minuit avec des torches de genévrier, et après nous ne voulions pas dormir pour attendre l'aurore, juste pour que notre gardienne des saucisses nous réveille. Et quand je t'ai vaincu face à l'aurore et que réveillé j'attendais la première messe, j'avais gagné la saucisse, tu te plaignais alors de moi, mais tu sais que je t'en donnais tout de même la moitié ! (Janja ne peut pas cacher son émotion). Oui, oui, c'était autrefois, à présent ce sont des souvenirs, hi, hi, hi !

MARIJAN : Oui, oui, cela était et est passé. Mais relève-toi de cette paille, et tu sais où tu dois te rendre. Ramasse cette paille, et le temps que nous rentrions de chez le compère, charge-toi de la mouture.

BOŽO : Eh, oui, papa, on ne sait jamais. Le premier qui arrive, celui-là moud le premier, hi, hi, hi ! (Il se lève, ramasse la paille) Et les autres clients du meunier doivent attendre, et c'est juste ainsi. - Eh, je ne peux pas maintenant tout ramasser maintenant, qu'il en reste un peu, qu'on sache que c'est aujourd'hui réveillon pour Božo le fou, n'est-ce pas Janja, hi, hi, hi ! - Adieu, papa et maman (il part avec la gerbe), saluez le compère de la part de Božo le fou, amusez-vous bien et dites-lui que j'ai déjà célébré aujourd'hui mon Noël, hi, hi, hi ! (Il part).

LA MÈRE : Mon Dieu, Božo ! Il a vraiment perdu l'esprit, il faudrait m'emmener chez la sorcière.

MARIJAN : Mais ce n'est pas grand-chose ! Il faut juste se comporter avec douceur avec lui, lui donner raison en tout, et avec le temps il peut revenir à lui. Tu vois bien que c'est un gentil fou. Que Dieu nous protège des fous furieux -

LA MÈRE : Mais tout de même, tout de même – il faudra que je prie la Vierge d'Almaš ou de Judée, ou saint Valentin des maux de tête.

MARIJAN (secouant la main) : Eh bien, d'accord. Allons-y, que le compère ne nous attende pas. Janja, surveille la maison et ce fou, qu'il ne commette pas une folie plus grande encore. Et quand la nuit tombe, alimente un peu le feu de ce foyer que nous nous réchauffions quand nous rentrerons. Les soirées sont déjà fraîches.

JANJA : D'accord, cher papa. Adieu, saluez le parrain et sa femme.

 

       (Ils s'en vont par la porte centrale.)

SCÈNE CINQUIÈME

       JANJA seule.

 

JANJA : Pauvre Božo, il a vraiment perdu la raison ; c'est déjà Noël pour lui… Maman dit que c'est de ma faute… « L'œil maternel voit plus loin, le cœur maternel ressent plus de choses »… et moi j'ai tu la vérité à la mère… c'est la première fois de ma vie que je l'ai trompée. Elle très bienveillante et papa va me rejeter si j'aime quelqu'un d'autre que Božo… oh, très bon cœur maternel ! … Mais comment pourrais-je lui dire que j'aime Pero ? Pero, ce Valaque et étranger… (elle s'assoit et pose sa tête sur son coude) elle me maudirait d'un geste… Elle m'a surnommée dans sa bonté son bouton de rose, sa fleur épanouie… oui, j'ai fleuri pour mon malheur, et mère, pour ta honte !… Aujourd'hui, c'est Noël pour Božo ! Et le mien ? Oh, où est ma joie innocente de l'enfance en ce jour saint ? Ah, il poindra tout noir pour moi !… Oh, Pero, Pero ! (Elle se tait dans son chagrin).

 

SCÈNE SIXIÈME

       BOŽO entre lentement en portant du petit bois.

 

JANJA (tressaille) : Tu n'es donc pas encore parti, Božo ?

BOŽO : Je suis venu pour ramasser encore ce peu de paille qui reste et je t'ai apporté un peu de bois pour que tu ne te donnes pas trop de peine pour le chauffage, (il pose les branchettes sur le foyer) car je sais que cela t'est difficile.

JANJA : Oh non, Božo. Tant mieux, tant mieux ! (Elle l'observe déposant le bois et ramassant la paille qu'il met aussi sur le banc ; à voix basse) : Bonne âme, folle âme. (À voix haute) : Mais puisque cela te fait tant plaisir – mais ne sois pas en retard pour la mouture.

BOŽO : Eh bien, tant mieux, même si papa se fâche.

JANJA : Mais j'en serais quand même attristée.

BOŽO : Mais pourquoi t'attrister pour Božo le fou, hi, hi, hi ! Il ne faut pas s'affliger pour les fous…

JANJA : Je ne pense pas ainsi… mon cœur ne s'est pas encore recouvert d'une dure écorce -

BOŽO : Vraiment ? Mais même sous la plus dure écorce peut se trouver un ver, - et tout petit qu'il est, il mord, il mord, et peut grignoter l'écorce, hi, hi, hi ! Et quand ce sont plusieurs de ces vers qui se retrouvent, le chêne doit s'assécher, le plus grand chêne périt. (Émue, Janja se tait, sa main contre son cœur). Mais que t'arrive-t-il, Janja, pourquoi ne dis-tu rien ?

JANJA : C'est… je me dis, comme tu parles bien, comme si tu n'étais pas -

BOŽO : Fou, n'est-ce pas ? Hi, hi, hi ! Eh, les fous aussi ont parfois la lumière devant les yeux… mais je le suis, je suis fou, c'est ce que tu m'as dit toi-même, et tu avais raison, je suis Božo le fou. Mais (sérieusement) à qui la faute, qu'en penses-tu, hein ?

JANJA : Le Dieu très saint sait...

BOŽO : Il le sait certainement, et il jugera. Mais je te le dis : c'est de ta faute, à toi ! Et Dieu permettrait que je ne devienne pas encore plus fou, et que je ne sois pas rendu furieux de ton manque d'amour – ou pour mieux le dire, comme tu me l'as dit toi-même : avec cet amour par lequel tu aimes ce Valaque, et tout cela malgré moi, malgré moi. (Tristement) : Eh bien d'accord, puisqu'une écorce a déjà recouvert ton cœur contre mon amour, puisque tu ne veux pas m'aimer en tant que misérable serviteur, comme fou, mais toi, rejette, tue, extirpe ce ver valaque de ton cœur, qu'il ne mange pas ton cœur, qu'il ne détruise pas ton honneur. (Janja plonge son visage dans ses mains comme si elle pleurait). Et en fin de compte, je me confesse encore à toi, je t'aime comme ma propre âme, et ne dis qu'un mot et j'engagerais cette âme unique pour ton bonheur. Parle seulement.

JANJA (sanglotant) : Ah, il est trop tard, cher Božo !...

BOŽO : Comment tard ? Non, il n'est jamais trop tard pour moi… parle seulement - -

JANJA : Mais il est trop tard pour moi… je suis déshonorée aux yeux du monde -

BOŽO : Non, non, tu ne l'es pas, tu ne l'es pas pour tous. Que les gens mauvais cancanent, tant que papa et maman ne savent pas pour ton amour. Et moi, si j'avais été un espion véritable, comme tu me l'as dit, j'aurais déjà tout rapporté à la mère, - mais je n'ai pas dit un mot, que Dieu m'en soit témoin ! Et tout cela parce que je t'aime sincèrement et que j'espère encore que tu me -

JANJA : Oh ! Merci, cher Božo ! (Elle se lève, le prend par la main) Mais je te le dis : il est tard. Je peux être ta sœur, mais ta bien-aimée, plus jamais.

BOŽO (abattu) : C'est donc la vérité, ce que mon pauvre cœur ressent ? Oh ! Tue-toi, Božo ! Oh ! Que puis-je faire à présent ? Maintenant, je vais vraiment devenir fou, car jusque-là je ne l'étais pas. À présent je vais devenir furieux ! Je pars, je pars, je le tuerai. (Il s'en va).

JANJA (le retenant) : Božo ! Si tu m'aimes comme une sœur, ne fais pas cela ! Ne salis pas ton âme de sang ; laisse-moi souffrir, que j'expie, et que Dieu me châtie comme il le veut.

BOŽO : Mais moi, je ne peux pas voir de mes yeux ton malheur ; car je t'aime à la folie… Que puis-je faire ?… Je m'en vais, je vais fuir dans un pays étranger, loin, loin ! Je serai de nouveau un pauvre serviteur pour ce petit morceau de sel. J'aime servir les autres, puisqu'il m'est destiné de ne jamais te dire mienne… Et ton maudit Valaque, quand il viendra sous Čepin ou Osijek, ce qui arrivera bientôt, que Dieu fasse que la première balle magyare lui fasse mordre la terre, parce qu'il t'a trompée. Adieu ! (Il se précipite brusquement dehors.)

 

 

SCÈNE SEPTIÈME

 

       JANJA seule.

 

JANJA : Et il est vraiment parti… Oh, belle âme !… Oh, cœur bon et sincère !… Et moi, je l'ai repoussé pour chercher un meilleur bonheur… et le malheur est arrivé. (S'asseyant près de la fenêtre, elle regarde dehors). Et vois-le, il part, il se précipite comme un dément… (Elle cache son visage dans ses mains). Oh ! Malheureuse que je suis ! Et tout cela à cause de toi, mon Pero adoré… Et si toi tu ne m'aimais pas en vérité ? Si tu avais trompé ma jeunesse ?… Que tu allais m'abandonner ?… Oh, non, non, ce n'est pas possible, tu dois m'aimer, tu ne dois pas m'abandonner !… (Elle regarde de nouveau par la fenêtre). Il fait déjà nuit, - et moi, c'est comme si mon cœur se glaçait… je ne sais pas en vérité de quoi, du départ précipité de Božo ou de l'arrivée prochaine de papa ? Hélas ! Que va-t-il alors se passer quand il apprendra pour Božo ? - Qu'au moins je satisfasse à ses commandements et que je fasse le feu, qu'il ne me querelle pas pour cela. (Elle se lève et alimente le feu, pendant ce temps, Pero entre en silence dans la pièce).

SCÈNE HUITIÈME

 

       PERO et JANJA.

JANJA (elle sursaute en apercevant Pero) : Ah ! Pero, mon héros et mon bien-aimé ! Je pensais justement à toi, et je te désirais de tout mon cœur. (Elle se jette dans ses bras).

PERO : Tout comme moi, ma colombe aux ailes d'or ! - Tes parents sont à la fête chez le parrain, et l'autre fou court quelque part, - et où serait un plus grand bonheur pour nous ! (Il la serre dans ses bras).

JANJA (tristement) : Ah ! Notre bonheur a besoin de plus encore… Pero !

PERO : Tu tends toujours les vieilles cordes, - chère Janja ! Ne te soucie pas de cela, au moins tant que tu es seule avec moi, sois joyeuse…

JANJA : Et je le suis, j'espérais après toi, c'est pourquoi aussi je suis restée à la maison, - par amour pour toi, oh ! Mon seul amour ! (Elle se serre dans ses bras).

PERO : C'est bien, c'est bien, tu es à présent ma bien-aimée, c'est ainsi que je t'aime.

JANJA : Vraiment, Pero ? (Elle l'observe longuement).

PERO : Et combien de fois faut-il que je te le dise ? Toujours la vieille rengaine.

JANJA (charmante) : Ne te fâche pas, mon chéri ! - Mais tu ne sais pas tout ce que j'endure à cause de notre amour, tu ne sais pas comme un ver ronge mon jeune cœur… Oh, les gens… les gens…

PERO (brusquement) : Quoi, les gens ? Que t'importent les gens ?

JANJA : Hélas !, pauvre de moi… les gens disent : que tu ne m'aimes pas en vérité, que tu vas bientôt m'abandonner, partir à l'armée…

PERO : Tu crois donc davantage les gens que moi ? Ou bien c'est ton fou de Božo qui t'apporte ces nouvelles ? Oh ! Le mauvais.

JANJA : Ne dis pas cela, cher Pero ! C'est un bon fou -

PERO : Oui, un bon fou, que élabore des intrigues – mais – (il devient menaçant) : ou c'est lui que tu crois le plus ? - Ne me parle plus de lui – je ne suis pas venu pour me lamenter mais pour jouir de ta grâce.

JANJA : Et je ne le ferai pas, non, mon ange ! (Elle l'étreint). Que les gens jacassent ce qu'ils veulent, maintenant que tu m'aimes fidèlement. N'est-ce pas que tu m'aimes fidèlement ?

PERO : Tu recommences -

JANJA : Et que tu ne m'abandonneras pas ?

PERO : Et encore, et encore. Mais pour que cessent ces demandes sans fin, voici pour toi la marque de mon amour, mon anneau. (Il le retire et lui met au doigt). Cela suffit-il ? Et si jamais tu ne m'avais pas cru jusque-là, crois-moi à présent !

JANJA : Merci à toi, mon bien-aimé ! Mais ne m'en veux pas, je dois te questionner ainsi, car… (Elle l'observe).

PERO (comme irrité) : Que va-t-il encore arriver ?

JANJA : Donne ta main ! (La prenant elle se la pose sur le cœur). Ce cœur bat pour toi depuis le premier instant où nous nous sommes rencontrés ; ce cœur a tout méprisé par amour pour toi, tout ce que Dieu, la sainte foi a commandé, et ce que l'obéissance filiale commande, - ce cœur ne se soucie maintenant de rien si ce n'est de toi uniquement, Pero ! Tu es tout pour lui !… Car, Pero ! (Une pause). Si tu crois en Dieu, tu dois m'aimer, tu ne peux pas m'abandonner… Ma mère va me maudire, mon papa me tuera ! Ah ! Pero, ne me laisse pas dans le malheur, sur Dieu et mon âme ! (Elle se pend à son cou).

PERO (gardant le silence) : Allons, allons, qui te dit que je vais t'abandonner ? Ne t'ai-je pas dit dès la première fois que tu étais mienne et moi à toi pour toujours, même si le monde entier devait se dresser contre nous – je te le promets !

JANJA (le serrant dans ses bras) : Oh ! Je suis à présent de nouveau heureuse quand j'entends cela. Que m'importent père et mère, que m'importe le monde entier quand je t'ai pour toujours, mon seul désir, mon Pero ! - - Mais dis-moi, tu ne vas pas prochainement partir pour Osijek ?

PERO : Qui t'a encore rempli les oreilles avec cela ? Cela, même notre capitaine l'ignore. Les Magyars se sont maintenant repliés à Osijek, comme des souris dans une souricière, et ils ne savent plus eux-mêmes où aller et comment y aller. Du côté de Čepin, ils n'y retourneront certainement pas. Mais pour la paix de ton cœur, je te dis que certains partiront pour Osijek, mais pas moi, en cas extrême… De plus, je te le dis, je resterai plus près de toi qu'à présent, et nous pourrons régulièrement nous retrouver -

JANJA : Oh ! Je suis maintenant de nouveau apaisée, calmée, quand je sais que tu m'aimes fidèlement et que tu ne m'abandonneras pas, - j'attends impatiemment les moments où nous nous retrouverons souvent, jusqu'à ce que vienne l'instant désiré qui ne nous séparera plus jamais. N'est-ce pas, cher Pero ?

PERO (comme pensif) : Mais oui – oui, - mais patience, pour être sauvés. (Il la prend dans ses bras, mais on le devine plongé dans ses pensées. Là-dessus, on entend l'appel au loin. Pero sursaute). Que diable encore ? (Il s'écarte de Janja).

JANJA (effrayée) : Qu'y a-t-il, mon chéri ?

PERO : Maudit service ! Il ne me laisse pas en paix – (Il veut partir).

JANJA : Tu t'en vas donc déjà, Pero ?

PERO : Je le dois. Dieu sait quel commandement.

JANJA (elle regarde par la fenêtre) : Mais regarde, les gens sont agités, ils courent après le tambour. Écoute, écoute, les enfants crient : à la guerre ! Hélas, pauvre de moi, Pero ! (Elle le retient).

PERO : Va, ne t'occupe pas des folies des enfants.

JANJA : Hélas !, Pero, les enfants et les grands-mères disent et présagent la vérité ; je sais moi, qu'avant que cet appel à l'armée résonne, les grands-mères en ont parlé, et les enfants jouaient aux soldats, eh bien ils ont deviné, regarde. Hélas !, pauvre de moi !

PERO (s'apprêtant de nouveau à partir) : Adieu ! Je dois partir.

JANJA : C'est donc ainsi, sans même une étreinte ? (Elle se jette contre lui et l'embrasse).

PERO : C'est assez, assez !

JANJA (le serrant plus passionnément) : Oh ! L'amour n'en a jamais assez.

 

SCÈNE NEUVIÈME

 

       MARIJAN et la mère MANDA surgissent soudain à l'intérieur.

 

MARIJAN : Qu'est-ce que c'est ?

JANJA (s'écartant de Pero, elle pousse un cri) : Ah, hélas !

MARIJAN : Sergent-major, que faites-vous ici ?

PERO : Vous l'apprendrez plus tard, maintenant je n'ai pas le temps, le devoir m'appelle. (Il part précipitamment).

LA MÈRE : Hélas !, malheur ! Janja ! Mon agnelle !

MARIJAN : Oui, soupire à présent : malheureuse agnelle, - dis plutôt : ma diablesse ! Dis mieux maudits route, village et veillées et cabanes et gardes ! (Il frappe de la canne au sol, s'approche de Janja). C'est ainsi que tu protèges ton honneur et cette maison ! Hein ? C'est pour cela que ta tête te faisait souffrir, hein ? Maintenant, je t'écraserais ! (Janja joint les mains devant lui, Marijan aperçoit l'anneau à son doigt) : Et qu'est-ce que c'est que cela ? Tu as déjà la bague au doigt, hein ? Et sans mon consentement, hein ? C'est sûrement le sien ? Hein ? (Il lui arrache du doigt). Vaurienne éhontée ! Au feu, (il le jette dans le foyer) pour que tu saches ce qu'est la volonté paternelle. Ton cœur se consumera comme cet anneau maudit dans le feu, avant que tu sois la sienne. Tu sais maintenant ce qu'est la volonté paternelle ! (Janja tombe à genoux, la mère Manda se tord les mains, Marijan regarde sa fille avec colère).

 

 

(Le rideau tombe).

ACTE TROIS

       Une pièce comme à l'acte deux.

SCÈNE PREMIÈRE

 

JANJA est assise affligée près du poêle et file, et la mère MANDA près de la fenêtre raccommode quelque chose.

 

LA MÈRE : Et je tourne dans ma tête et réfléchis encore comment apaiser le père, mais en vain. Il ne fait que grogner et grogner encore, rien ne lui convient, impossible de le contenter.

JANJA : Hélas, chère mère, moi aussi j'ai peur de lui. (Elle soupire).

LA MÈRE : Tu t'es entichée de ce Valaque, des eaux troubles – (Janja tressaille) et maintenant tout est avancé... et il lui est difficile de travailler seul alors que son bras droit Božo n'est pas encore rentré ; mais as-tu entendu, c'était aussi une folie de ta part, je te le redis, de te laisser étreindre et embrasser par ce Valaque.

JANJA : Chère petite mère, mais que pouvais-je faire ?

LA MÈRE : Te défendre, t'enfuir de la maison, hurler : au feu ! Aux voleurs !

JANJA : Oui, mais il est plus fort que moi. Si j'avais crié, qui m'aurait entendue alors qu'il n'y avait personne dans la maison -

LA MÈRE : Eh oui, je sais, mais tout de même, tout de même, encore... mais pour autant que soit grossier ce garçon, devant une jeune fille honorable, la honte doit lui couvrir le visage, il doit la respecter comme une sainte... Hélas, de nos jours ! Quand moi j'étais une jeune fille, il y avait aussi des garçons bien, - et si l'un d'eux s'était conduit comme ce Valaque, il aurait ramassé ses dents au sol. - Et si le père avait seulement appris ce que la marraine m'a rapporté, pauvre, pauvre de toi ! Moi aussi, il me chasserait juste à cause de la réputation.

JANJA (tressaillant) : La marraine vous a donc dit quelque chose à mon sujet ?

LA MÈRE : Hélas ! Ma fille unique, tu ne sais pas comment se portait alors mon cœur : j'ai cru que toute la maison de la marraine tournait autour de moi. Pauvre de moi ! (Elle se met à pleurer).

JANJA (se rapprochant d'elle) : Ne pleurez pas, chère petite mère, car sinon je vais pleurer moi aussi.

LA MÈRE : Et comment ne pleurerais-je pas alors qu'ils te blâment, mon pur trésor ! Ils disent que tu aimes ce Valaque et que tu te retrouves souvent avec lui sur la route... qu'il te fait la cour... qu'ils t'ont vue avec lui dans le jardin, et à la fontaine...

JANJA (pour elle-même) : Hélas ! Que puis-je lui dire ? C'est ma honte !...

(On entend de l'extérieur la voix de Božo : Hélas ! Hélas !)

 

SCÈNE DEUXIÈME

       BOŽO entre brusquement dans la pièce.

JANJA : Ah, Božo, Božo ! (Pour elle-même) : Voici mon défenseur !

BOŽO : Hélas, mère ! Papa veut me battre. Alors que des soldats m'accompagnaient, et s'approchaient de papa en le trouvant devant le seuil, dès qu'ils arrivèrent, il explosa : « Ah fuyard, attends un peu que je t'apprenne à t'enfuir », et il me poursuit avec la fourche pour me battre. Au lieu de se réjouir de mon retour, il s'emporte, et moi je m'enfuis autour de l'étable, lui criant derrière moi : « Attends, que je t'apprenne à surveiller la maison, plutôt que de laisser les Valaques y entrer », comme si moi je pouvais être à la fois au moulin et à la maison à surveiller Janja. Vous voyez, chère mère, comme il est !

LA MÈRE (le serrant dans ses bras) : Tais-toi, tais-toi fils, ce qui compte c'est que tu nous es revenu. Et ne t'inquiète pas, maman va te protéger.

JANJA : Božo est vraiment bon, - le voilà revenu à la maison.

BOŽO (plus durement à Janja) : Oui, je serais revenu, si les soldats ne m'avaient pas chassé ! Vraiment ! - - (Janja s'afflige). Mais que papa se fâche encore plus, il plaindra de nouveau Božo le fou -

LA MÈRE : Non, non, cher fils, tu n'es pas fou. Laisse-le se fâcher, et toi tais-toi juste, et toi et ta fuite et le Valaque à la fois. - Mais vraiment, dis-moi la vérité, au sujet de ce Valaque, as-tu -

BOŽO (il lui coupe la parole, tandis que Janja attend dans la crainte de ce qu'il va dire) : Sur le Valaque ?

LA MÈRE : Celui-là, oui, on dit qu'un certain sergent-major fait la cour à notre Janja sur la route, dans le jardin : as-tu vu cela, toi qui es toujours avec Janja ?

BOŽO (regardant Janja) : Mais que sais-je, moi ? Et à quoi vous servirait un témoin fou, hi, hi, hi ! On ne croit pas un fou.

LA MÈRE : Oh, mon pauvre fils, ce n'est pas ce que moi je dis, mais les gens malveillants...

BOŽO : Eh bien pourquoi croyez-vous les gens malveillants puisqu'ils calomnient Janja ?

LA MÈRE : Tu sais mon fils que le cœur d'une mère est crédule. Mais bon, bon, puisque ce n'est pas la vérité.

BOŽO : Quand vous entendrez de nouveau, mère, quoi que ce soit que jacassent les gens contre Janja, vous devez vous dire ce que dit la chanson : (criant) Celui qui dit du mal de nous, que Dieu le rende fou, hi ! Hi, hi !

 

 

SCÈNE TROISIÈME

 

       Le père MARIJAN surgit dans la pièce.

MARIJAN : Et qui doit devenir fou, hein bande de fous ? Et en plus tu ricanes de cela ? Parce que tu m'as échappé et que tu t'es réfugié parmi les femmes, pour te plaindre de moi auprès d'elles, ou bien pour leur raconter comment tu t'es fait passer pour fou, hein ? - Va immédiatement travailler avant que je ne te donne des coups, et tu redeviendras tout de suite à la raison. (Božo s'enfuit au-dehors).

LA MÈRE : Ne fais pas cela, mon mari, car il va devenir plus fou encore ou de nouveau s'enfuir -

MARIJAN : Oh ! Je vais m'en occuper, - mais toi, il vaut mieux que tu te taises et que tu t'occupes de tes affaires. Surveille donc mieux ta fille à soldats, parce que ce monsieur le sergent-major valaque finira pas s'installer vraiment dans notre maison. (Janja pleure).

LA MÈRE : Mais la pauvre est-elle donc coupable qu'il soit venu ici ? Tu sais ce qu'est un soldat !

MARIJAN : Tais-toi, tais-toi ! Non, c'est moi qui suis coupable, c'est certainement moi qui l'ai appelé pour qu'il divertisse ta poupée, qu'il la guérisse d'un mal de tête, qu'il la prenne dans ses bras et la baisote, eh, eh, eh ! Moi, je suis un vieux singe !

LA MÈRE : Mais ne t'a-t-il pas dit lui même qu'il t'expliquerait pourquoi il était là ?

MARIJAN : Tais-toi, tais-toi ! Et pourquoi ne l'a-t-il pas dit immédiatement ? Il n'avait alors pas le temps, a-t-il dit. Évidemment ! Mais il a fui au dehors, l'homme ! Mais ce n'est rien, je suis déjà allé chez son capitaine pour me plaindre de lui, il saura comment se baisote les jeunes filles. (On entend un tambour au dehors. Janja sursaute. La Mère regarde par la fenêtre). Voilà, c'est tout ce qu'ils savent faire : rouler du tambour, faire des marches, le fusil sur l'épaule, puis l'arme à terre, - et alors abuser les jeunes filles mine de rien. Ah, l'empereur, l'empereur ! (À sa femme) : Mais qu'épies-tu à travers la vitre ? Ne serais-tu pas toi aussi une cancanière qui écoute ce qui se passe dans la rue ? Peut-être une armée de grands-mères ? Ou mieux encore, envoie donc ta fille à soldats et de toute façon elle appartient déjà à cette compagnie, eh, eh, eh !

LA MÈRE : Dieu te voit, cher Marijan, tu es – tu es – (elle regarde à travers la fenêtre).

MARIJAN : Oui, tant que je suis gentil, alors je suis le cher Marijan, mais quand vous me poussez au péché, alors je suis un démon en colère.

LA MÈRE : Mais vois Bara, elle accourt à travers la rue directement vers notre maison.

MARIJAN : Mais à présent votre cœur va revenir à sa place, vous allez entendre les nouvelles des soldats. Oh, les femmes, les femmes ! Qu'y a-t-il au monde qui ne vous démange pas ?

 

 

SCÈNE QUATRIÈME

 

       BARA essoufflée entre dans la pièce.

 

BARA : Dieu soit loué !

TOUS : Pour toujours, amen !

BARA (pleurnichant) : Hélas, hélas ! Malheureuse que je suis ! Ils m'ont pris mon Martin à l'armée. Dans deux heures, il doit déjà partir à Osijek.

LA MÈRE : Mais que dis-tu, mon amie ?

MARIJAN : Et en quoi cela est-il étonnant ? Le temps est à la guerre, l'empereur a besoin de soldats, et votre famille est grande.

BARA : Hélas, hélas, et mon seul fils si malade ! Et pas seulement moi, mais aussi Frolijan le fils unique de Terza. Et ils en ont pris d'autres encore, que l'amie Kata m'a énumérés. Là-bas, devant le bâtiment de la mairie, ils citent leurs noms et les sergents-majors se rendent de maison en maison pour dire aux garçons de se préparer et quand le tambour roulera une nouvelle fois, qu'ils soient prêts à partir. Ils vont certainement venir maintenant chez vous aussi, pour votre Božo.

MARIJAN : Ce n'est pas vrai.

BARA : Bon, c'est ce que je vous dis. Préparez-vous seulement. C'est pour cela que je suis venue.

MARIJAN : Ce n'est pas possible, (durement) je suis un vieillard sans personne. Ce n'est pas juste.

BARA : Mais pardieu ! Je m'en suis bien souvenue. - Pauvre de moi, que vais-je devenir sans mon Martin si les Magyars le tuent. (Elle part soudain).

LA MÈRE et JANJA : Hélas, hélas ! Notre malheureux Božo !

MARIJAN : Allez, vous n'allez pas pleurnicher ici jusqu'à vous en persuader. Janja ! Va appeler Božo, mais ne lui dis rien de tout cela. (Janja part.) Me laisser ainsi seul, moi un vieux décrépit ? Ce n'est pas possible. Même l'empereur ne peut pas vouloir cela. Je vais aller trouver notre maître notaire, cela ne doit pas arriver.

LA MÈRE : Mieux, va voir monsieur le curé ; tu sais qu'il est connu de tous les messieurs. Il peut aider.

MARIJAN : Oui, si le défunt Bartol était vivant, lui qui a honoré notre maison, souvent mangé et bu chez nous, et moi chez lui, quand j'étais père de l'église, et puis après. - Mais ce nouveau, un jeune, il ne me plaît pas, ne me pue pas et ne sent pas bon, comme s'il était une sorte de vaniteux querelleur -

SCÈNE CINQUIÈME

       BOŽO arrive avec JANJA.

LA MÈRE (elle se jette au cou de Božo) : Hélas Božo, mon cher enfant !

MARIJAN (la repoussant) : Allons, ne fais pas l'idiote, tête de femme. (Božo regarde follement, Marijan l'observe, puis) : Božo !

BOŽO : Oui, papa !

MARIJAN : Tu connais la nouvelle ?

BOŽO : Je sais, hi, hi, hi ! Je ne vous ai pas non plus oublié dans ma fuite, je vous ai tressé un nouveau chapeau comme personne n'en a.

MARIJAN : Au diable le chapeau, je ne le porterai pas avec joie car tu dois partir à l'armée.

BOŽO : Hi, hi, hi ! Vous êtes de nouveau de bonne humeur, papa, vous ne vous fâchez plus contre moi, et vous voulez même plaisanter avec moi, hi, hi, hi !

MARIJAN : Ce n'est pas une plaisanterie, fils. L'amie Bara est venue et a dit que l'amie Kata lui avait rapporté avoir entendu de ses oreilles comment ils ont cité ton nom et ceux des jeunes de ta génération pour partir à la guerre.

BOŽO : Ne vous inquiétez pas ! L'amie Kata a parfois l'habitude de se laisser aller, et alors vous savez comment elle est. Mais, cher papa, que je voie comment vous va votre nouveau chapeau, (il le sort de sous son habit), est-ce que j'ai bien vu la mesure. (Il lui met sur la tête). Bien, magnifique, juste comme il faut, hi, hi, hi ! N'est-ce pas, vous n'allez pas me battre maintenant ? Hi, hi, hi !

MARIJAN (pour lui-même) : Eh, que peut-on faire avec un fou ? (À haute voix) : Mais Božo, tu as entendu ce que je t'ai dit ?

BOŽO : Mais, pardon, j'ai un problème, je suis – fou – hi, hi, hi !

MARIJAN : Ce n'est pas ce que je dis, mais -

BOŽO : Mais vous avez tout de même dans la cour dit en criant que vous alliez chasser la folie en moi, hi, hi, hi ! Et c'est vrai que je suis fou ; vous me l'avez dit, Janja me l'a dit, et on me le dit aussi au village, et même les enfants me crient depuis peu : Božo le fou, Božo le fou !

MARIJAN : Tu sais, fils, je ne pense pas vraiment cela, - mais si la vérité était que tu dois partir à l'armée -

BOŽO : Ah, ah, ah ! Et si je me fais passer pour fou, je resterais à la maison, n'est-ce pas ? (Marijan hoche la tête). Eh bien, d'accord, je suis fou, et alors je serai un fou plus fou encore que je ne l'ai été jusque-là, hi, hi, hi !

 

SCÈNE SIXIÈME

       PERO le sergent-major entre soudain.

 

JANJA (l'apercevant, elle s'enfuit dans la pièce la plus proche).

PERO : Je vous informe, Marijan, que d'après un ordre parvenu à l'instant du général Nužan, votre Božo est réquisitionné à l'armée et doit dans deux heures être prêt pour marcher sur Osijek.

MARIJAN : Ce n'est pas possible, je suis un homme seul.

PERO : On ne regarde pas à cela quand c'est nécessaire. Nous voulons chasser les Magyars d'Osijek, et pour cela il nous faut des milliers de soldats.

MARIJAN : Je répète : ce n'est pas possible, car mon Božo est fou.

BOŽO : Cela se peut, papa, il le faut puisqu'il faut au village de Lužan des fous pour soldats, hi, hi, hi ! Mais pensez, papa, quelle faveur c'est quand en plus de notre village, Lužan connaît aussi Božo le fou et l'appelle à l'armée, hi, hi, hi !

MARIJAN : Tenez, vous voyez, sergent-major, qu'il est fou. Est-il donc fait pour l'armée, pour semer le trouble dans les rangs ?

BOŽO : Eh, mais réfléchissez, papa. Quand je me redresse, « le Šokač se tient comme un piquet ! » et j'ai déjà appris de monsieur le sergent-major l'exercice, la présentation des armes, la marche et en tout dernier ce qu'ils ont appris, à saluer. (Il reproduit tout cela ridiculement). Seule chose, je ne sais pas encore tirer, hi, hi, hi !

LA MÈRE : Que Dieu soit avec toi, mon enfant, que la Vierge d'Almaš te vienne en aide !

MARIJAN : Il n'a jamais tenu un fusil entre ses mains, sergent-major.

PERO : Ce n'est rien, ils le prendront pour traîner les canons, il sera bon à cela.

BOŽO : Oh là ! Je ne suis quand même pas notre cheval. Non, puisqu'il le faut, je serai comme ce qu'ils racontent, comme ce curé de Syrmie qui chevauchait un canon, et que les chevaux me tirent. C'est sûr que tous les Magyars auront peur de moi et se sauveront de l'autre côté de la Drave, et moi je rentrerai dans Osijek comme un général, hi, hi, hi ! Et Frolijan m'accompagnera avec la cornemuse.

PERO : Je n'ai pas le temps d'écouter ces folies. (Durement) : Marijan, je vous ai donné un ordre ; quand le tambour battra, soyez avec Božo devant le bâtiment de la mairie. Si vous ne venez pas, vous serez coupable devant un tribunal. On n'implore pas la force de Dieu, celle de l'empereur ne se décline pas.

BOŽO : Ran tan plan ! Ran tan plan ! Hi, hi, hi !

MARIJAN : Mais je vous adresse encore une requête. J'ai encore un compte avec vous. Que cherchiez-vous l'autre jour dans notre maison ?

PERO : Cela n'a pas de rapport. Mais puisque vous le voulez, je vais vous le dire : j'étais venu pour vous dire ce que je vous ai dit un peu plus tôt au sujet de Božo, - et comme le tambour battait le rassemblement, je n'ai pas eu le temps.

MARIJAN : Vous connaissiez donc cet ordre déjà auparavant ?

PERO (embarrassé) : Oui et non, comme vous voulez.

BOŽO : Ah ! Eh, eh, eh ! (Comme s'il se souvenait de quelque chose).

MARIJAN : Cela ne me semble pas une affaire claire. Mais moins encore est l'autre affaire lorsque je vous ai surpris avec Janja. Honte sur vous ! Sachez que je me suis déjà plaint à ce sujet auprès de votre capitaine, et je vous dis encore de ne plus jamais franchir le seuil de ma maison car je ne suis pas sûr que vous ne trouviez encore plus vite que la dernière fois le chemin de la porte.

BOŽO : Ran tan plan.

PERO : En ce qui concerne la première affaire, je ne crains rien, et pour la deuxième nous en reparlerons encore à un autre moment. Quant à toi (à Božo), quand tu viendras sous mon commandement, je me charge de te ramener à la raison. Adieu !

BOŽO : Comme autrefois sur la route, ran tan plan, hi, hi, hi ! (Pero part précipitamment). Vous lui avez vraiment bien parlé, papa.

LA MÈRE : Hélas, mon fils, ce n'est pas bon, ce ne sera pas bon, Marijan.

MARIJAN : Allez, cesse de me contredire, femme. Non, il faudrait que je me taise parce qu'il est un monsieur sergent-major, je devrais en avoir peur. Pouah ! Des manœuvres tordues ! Qu'il sache que ma Janja n'est pas et ne sera pas une fille à soldats. Mais à présent, je vais immédiatement demander au capitaine ce qu'il en est de ma plainte ? - Puis alors j'irai chez monsieur notre maître notaire le prier pour Božo, il sera sûrement de quelque profit. Et s'il ne l'est pas, toi dans tous les cas prépare à Božo ce qu'il faut pour la route. Et toi, Božo, au travail dans la cour, et fais comme si tu ne savais rien. Qu'ils tambourinent autant qu'ils veulent, tu n'iras pas là-bas, qu'ils viennent te chercher, j'en répondrai.

BOŽO : C'est cela, papa, ah ! (Il applaudit). Qu'ils viennent chercher leur général d'artillerie, et moi je sais déjà comment je les accueillerai, hi, hi, hi !

MARIJAN : C'est cela. Adieu ! (Il part).

LA MÈRE et BOŽO : Que Dieu nous protège !

 

 

SCÈNE SEPTIÈME

 

       JANJA revient de la pièce proche.

 

JANJA : Hélas, chère petite mère, j'ai tout entendu, pauvres de nous.

LA MÈRE : Et comme Božo n'est pas inscrit à l'armée, le sergent-major va maintenant tout raconter au capitaine et Božo devra justement pour cela se rendre à Osijek.

BOŽO : Mais ce qui me plaît le plus dans tout cela, c'est que papa est parti avec son nouveau chapeau, hi, hi, hi ! Comme ils le regarderont dans le village et l'envieront. Même la casquette dorée du capitaine ne brille pas autant que le nouveau chapeau de papa, hi, hi, hi !

LA MÈRE : Hélas, mon fils, toi tu plaisantes, mais moi mon cœur éclate. Même si je ne t'ai pas enfanté, je t'ai nourri depuis ta petite enfance, aimé et je me suis habituée à toi et il m'est triste, très triste que tu partes, et Dieu sait si nous nous -

BOŽO : Merci, chère mère, pour ton amour. (Il lui embrasse la main). Mais ne craignez rien, Dieu s'occupe de l'église et des fourmis, et il ne le ferait pas pour moi ! - Mais je vais travailler, comme l'a dit papa, et aussi il faut que je me prépare un peu au cas où viendraient vraiment ces Arnaoutes.

LA MÈRE : Va, va, fils ! Et la mère va te cuire une galette pour la route. Et toi, Janja, prépare du linge propre pour Božo, deux paires, tu sais, et prépare le sac. (Elle part avec Božo).

 

SCÈNE HUITIÈME

       JANJA s'assoit à la table.

JANJA (tristement) : Que je prépare – que j'arrange, comme un homme sur son lit de mort, ou celui qui le conduit à l'échafaud !... Hélas, Božo, bonne âme ! Que tes préparatifs nous rendent tristes et toi et moi ! Qui va plaider en ma faveur contre le village devant la mère et devant le père sévère ? Qu'ai-je donc déjà dû entendre jusque-là, - et qu'entendrais-je encore... - Dans mon cœur brûle déjà un feu d'enfer !... Hélas ! Sont-ce là les délices de l'amour ? Est-ce cela dont Pero dit : où est l'amour se trouve Dieu, Dieu est amour ! Mais quel dieu ? C'est un bourreau impitoyable... Oh ! Seigneur, pardonne mes péchés, ce que je dis dans mon malheur. (Une pause). Mais quoi ? (Elle tressaille). Pourquoi me désespérais-je à l'avance ? Pourquoi m'empoisonnerais-je à l'avance ?... Oh ! Mon chéri ! Mon unique espoir, mon seul soutien, qui m'aidera à supporter toutes les difficultés... ton amour les rendra plus douces et plus faciles ! - (Elle se rend dans la pièce la plus proche, revient tout de suite portant des chemises et deux sacs). Voici des préparatifs si tristes ! Cette chemise la plus belle et ces culottes que j'ai raccommodées pour Božo, oh !, alors que je ne savais encore rien de l'amour, et qu'il me portait déjà depuis longtemps dans son cœur, mais ne s'était pas déclaré à moi – qu'il porte ces habits avec lui, qu'il en soit fier ; qu'il se souvienne, ce triste bonheur ! Sa malheureuse Janja... Hélas, peut-être que ces chemises lui seront aussi son linceul ! (Elle les range dans un des sacs).

 

SCÈNE NEUVIÈME

       MARIJAN entre soudain.

MARIJAN : C'est cela, c'est cela ! Ce qui est bien est sain. Mais où est la mère ?

JANJA : Elle est dans la maison à préparer une galette pour Božo.

MARIJAN : Bien. (Il crie) : Manda ! (À Janja) : Va appeler la mère. (Janja sort).

MARIJAN (marchant de long en large) : Je vais t'apprendre, espèce de Valaque, à embrasser les Šokice.

 

SCÈNE DIXIÈME

 

       LA MÈRE les mains enfarinées arrive avec JANJA.

 

LA MÈRE : Alors Marijan, les choses s'arrangent-elles ?

MARIJAN : C'est évident.

LA MÈRE : Božo ne partira donc pas ?

MARIJAN : Il le doit, ni le curé ni le notaire n'y peuvent rien, et ce Valaque devait partir aussi. Le capitaine lui a ordonné tout de suite de se préparer, qu'il allait partir en avance et commander le quartier. Au moins, nous serons maintenant à l'abri de cet effronté. Prépare tout pour Božo, car ils ne devraient plus tarder à battre le rappel.

MANDA : J'ai déjà emballé la galette et voici les chemises que Janja a préparées. (Elle vérifie les sacs. On entend le tambour à l'extérieur).

MARIJAN : Voilà, tu entends. Ils sont devant la maison du voisin, bientôt aussi devant chez nous. Mais où est Božo ?

MANDA : Le voici dans la cour, il doit se préparer.

MARIJAN : Qu'il y reste, ils viendront bien assez vite le prendre. (On entend plus fortement le tambour). Oh ! On s'est mis en marche brusquement. (Il regarde par la fenêtre) . Pardieu, les voilà droit sur notre maison. Mais regarde, une galette est-elle déjà cuite, apporte-la ainsi qu'une bouteille de vin, que les garçons se désaltèrent.

MANDA : Tout de suite, tout de suite. (Elle part, on entend une rumeur, des chants, un gémissement de femme).

JANJA (pour elle-même) : Pauvre de moi !

SCÈNE ONZIÈME

Plusieurs garçons arrivent revêtus dans le style de Vrbanja, les sergents-majors les suivent, plusieurs jeunes filles, des femmes, des enfants et le cornemuseur FROLIJAN jouant de son instrument.

 

MARIJAN : Ils sont tristes, les enfants, votre musique et votre chant.

CERTAINS : Mais qu'y pouvons-nous, père, puisqu'il le faut ?

LE DEUXIÈME SERGENT-MAJOR : Mais où est donc ce grand monsieur Božo, qui ne veut pas se soumettre aux ordres ? Ou bien peut-être veut-il que nous l'emmenions enchaîné ?

MARIJAN : Il est là, il est là, ne craignez rien, il ne s'est pas échappé, juste le temps que sa galette cuise.

LE DEUXIÈME SERGENT-MAJOR : Nous n'avons pas le temps d'attendre. Il recevra déjà au camp le rata et des biscuits militaires.

MARIJAN : Je vous en prie, je vous en prie, il arrive tout de suite. (Il crie) : Manda !

LA MÈRE MANDA (arrivant et apportant une bouteille) : Voilà du vin, et la galette est bientôt prête, juste encore un petit instant.

MARIJAN : Dépêche-toi et dis à Božo qu'il vienne immédiatement, et apporte encore une bouteille.

LA MÈRE : Tout de suite. (Elle sort).

MARIJAN : Et vous, les enfants, mangez un morceau, la route est longue jusqu'à Osijek. Monsieur le sergent-major, je vous en prie, il n'y en aura pas là-haut. Et vos garçons aussi ; il y en a encore chez Marijan. (Il lui donne la bouteille).

LE SERGENT-MAJOR (la prenant) : Allez, même si c'est contre le règlement, nous ne sommes pas en ordre de bataille et devant le front. À la bonne santé et une route heureuse et au retour de votre séjour. (Il boit et la donne aux autres gardes-frontières).

TOUS : Que Dieu et la mère de Dieu le permettent !

MARIJAN : Buvez donc, soldats. (Il crie) : Manda, donne une autre bouteille.

LA MÈRE MANDA (accourant, elle apporte une autre bouteille et du pain et de la viande séchée) : Voilà la deuxième. Et j'apporte tout de suite la galette. (Marijan prend la bouteille, Janja le pain et la viande, et les range dans le sac en essuyant ses larmes).

MARIJAN (aux garçons du village) : Buvez vous aussi, les enfants, vous êtes à présent égaux avec eux. Allez, Frolijan ! Et tu joueras mieux. (Frolijan, le cornemuseur, boit, puis passe la bouteille aux autres qui boivent).

LA MÈRE (elle apporte la galette fumante dans ses mains et la partage à gauche et à droite) : Voici aussi la galette, Janja, prends le sac. (Elle la range. Là-dessus arrive Božo, habillé et accoutré ridiculement. Un chapeau noir sur la tête avec un ourlet relevé comme celui d'un général, avec autour des brins de paille et un plumeau au sommet. Son manteau lui aussi est aussi bordé de brins de paille, et son pantalon aussi. Tous rient aux éclats : Ah, ah, ah ! Exceptés Marijan, Manda et Janja).

 

SCÈNE DOUXIÈME

       BOŽO et LES PRÉCÉDENTS.

BOŽO : Mais pourquoi riez-vous comme des fous sous la hache ?

LA MÈRE : Hélas ! Hélas ! Mon fils.

MARIJAN : Laisse, femme, les autres aussi se sont déguisés, et alors -

BOŽO : C'est vrai, papa, hi, hi, hi ! Mais moi un peu mieux, comme leur général, sinon comment le reconnaîtrait-on. Garçons ! Héroïquement, tous avec moi, et on verra la souffrance des Magyars. Osijek doit tomber ! - Mais maintenant, Frolijan, pour notre départ joue notre chanson de soldats : « L'herbe verte ! » (Frolijan se met à jouer la mélodie, Božo chante et les autres sauf Marijan, Manda et Janja l'accompagnent à voix basse).

BOŽO (il chante) :

                               Herbe verte, herbe passée !

                               Qui te fauchera, herbe, puisque je dois porter le fusil ?

                               Herbe verte !

                               Blé vert, blé couleur de miel !

                               Qui te moissonnera, blé, puisque je dois manger le biscuit militaire ?

                               Blé couleur de miel !

 

                               Père doux, père véritable !

                               Qui te nourrira, père, puisque je dois défendre l'empereur ?

                               (Il serre Marijan dans ses bras) Père véritable !

 

                               Mère aimante, mère véritable !

                               Ta nourriture est savoureuse, mais amère la défense de l'empereur.

                               (Il serre dans ses bras la mère Manda) Mère aimante !

                               (À présent Božo, regardant Janja, cesse de chanter et s'afflige. Les autres garçons poursuivent) :

                               Douce bien-aimée, bien-aimée sucrée !

                               Qui t'aimera, chérie, puisque je dois perdre la tête ?

                               Douce bien-aimée !

                               (En chantant cela, certains garçons serrent leur bien-aimée dans leurs bras).

 

                               Chère sœur, douce sœur !

                               Qui se promènera avec toi puisque je dois marcher au pas ?

                               Douce sœur !

                               (En chantant cela, de nouveau certains garçons serrent dans leurs bras leur bien-aimée. Là-dessus, Janja s'approche de Božo pour l'accueillir dans ses bras, mais il se détourne d'elle avec tristesse et s'éloigne, puis prenant une bouteille, il chante de nouveau) :

                               Vin incarnat, vin rouge !

                               Qui te boira, vin, puisque je dois être soldat ?

                               Vin incarnat !

                               (La cornemuse se tait).

BOŽO (lève son verre) : À la santé, cher papa, chère maman ! Que Dieu vous garde, et ne vous attristez pas. Dieu y pourvoira, tout se passera bien. (Il boit un peu, lâche la bouteille, puis embrasse la main du père et celle de la mère).

MARIJAN et la MÈRE MANDA : Que Dieu le permette ! Adieu, fils ! (Ils se séparent. Božo regarde tristement Janja affligée et se rend vers les sacs).

LA MÈRE : Janja ! Accompagne un peu Božo et porte-lui ses sacs ! (Janja s'avance, mais Božo ramasse tout promptement, et écartant sa main avec une grande émotion, il se charge des sacs et s'en va, et tous les autres derrière lui).

SCÈNE TREIZIÈME

       MARIJAN demeure seul dans la pièce et déambule en long et en large dans ses pensées. Peu après, entre le CURÉ.

 

LE CURÉ : Dieu soit loué, Marijan !

MARIJAN (sursautant) : Pour toujours, amen, monsieur. Comment s'explique ce rare bonheur et cette grâce dans notre maison ? Si j'étais Valaque, je vous aurais couvert de blé.

LE CURÉ : Allons, allons Marijan. Les hôtes les plus fréquents ne sont pas toujours les plus chers. Je suis venu d'abord pour te présenter mon soutien à cause du départ de ton bras droit, à savoir Božo. Je te plains car tu es déjà un homme âgé et seul ; si tu as besoin du moindre secours, tu peux tout à fait t'appuyer sur moi et ma maison.

MARIJAN (comme surpris) : Eh monsieur, ce qui devait être, devait arriver ; que le devoir impérial soit exécuté. Mais je vous remercie cordialement pour l'offre ; que Dieu ne fasse pas qu'on en arrive là, que votre aide -

LE CURÉ : Ne dis pas cela, cher Marijan. Tu sais que le bois s'appuie sur le bois et l'homme sur l'homme. Dieu seul sait ce qui peut nous arriver dans la vie. - Mais je suis venu aussi pour autre chose, pour te donner un conseil en tant que ton curé bien intentionné.

MARIJAN : Et qu'est-ce que cela peut être ? Je vous en prie.

LE CURÉ : Encore quelques instants, et nos enfants passeront devant la maison de la mairie où le capitaine les enregistre pour marcher sur Osijek. Mais il faudrait profiter de ce court moment pour ton avantage.

MARIJAN : Si Dieu ne le sauve pas de sa folie, vous n'y parviendrez pas vous non plus, et ni moi.

LE CURÉ : Je ne parle pas de Božo.

MARIJAN : Mais alors de qui ? Qui m'est plus important que lui ?

LE CURÉ : Doucement, doucement, cher Marijan, je te supplie comme ton curé, écoute-moi calmement.

MARIJAN : Eh bien, dites.

LE CURÉ : J'ai appris l'amour de ta fille Janja par des personnes de toute confiance, (Marijan tressaille) et je suis venu te conseiller en priant de ne pas affliger de ta rigueur aussi bien son cœur que celui de son bien-aimé sincère, mais puisqu'ils s'aiment déjà si ardemment, que tu leur permettes de s'unir et que je les marie et bénisse.

MARIJAN : Mais de qui – et avec qui pensez-vous, monsieur ?

LE CURÉ : Ne te braque pas, cher Marijan, comme si tu ne savais rien de tout cela. Mais si vraiment tu l'ignores, je te le dis : l'amoureux de Janja est Pero le sergent-major.

MARIJAN (avec véhémence) : Quoi ? Que je donne donc ma fille à ce Valaque ? Et c'est à cela que vous, notre prêtre, vous m'exhortez ? Que dois-je alors penser de vous, de toute notre sainte foi ?

LE CURÉ : Seulement ce qui est bon, ce qui est le mieux, ce qui est salutaire pour Janja et Pero et profitable pour ta maison ; de plus, ce que notre sainte foi n'interdit pas, qu'un Valaque, comme tu le nommes, se marie comme nous disons avec une Šokica.

MARIJAN : Alors, il s'agit certainement d'une nouvelle foi, et non pas notre vieille foi ancestrale. C'est pourquoi nos gens disent vrai aujourd'hui : « Tant de curés, autant de dieux ».

LE CURÉ : Marijan, ne juge pas ainsi, car tu ne comprends pas cela, mais écoute ce que je te conseille en suppliant. Tu as toujours été un honnête chrétien, et j'espère que tu écouteras aussi maintenant ton berger spirituel. Mais si tu considères vraiment cette union coupable en conscience, laisse-moi m'en occuper, tiens, j'en prends la charge sur mon âme. Cela suffit-il pour la paix de ta conscience ? (Marijan se tait et hésite). De plus, cher Marijan, pense que Pero, même s'il est comme tu dis un Valaque et d'une autre religion, il est tout de même le fils de notre chère patrie croate, pour laquelle il se rend le cœur joyeux à la guerre ; et tout comme il est cordial et ravi pour elle, il sera aussi héroïque à la guerre, et si Dieu le protège, il deviendra assurément un officier, - et ne serait-ce pas alors une fierté pour toi et ta maison ?

MARIJAN : Eh oui, la belle chanson que voilà. (Riant).

LE CURÉ : Laisse, laisse Marijan. Dieu règne et l'homme fait des folies, dit notre proverbe. C'est pourquoi au nom de Dieu et celui de ta famille, que tu nourris avec ta fille unique, écoute-moi, cher Marijan, (il lui tapote l'épaule) et accepte que moi, ton curé, je te prie pour le bonheur aussi de ton enfant. (Marijan est indécis). Mais je vais te laisser encore un moment pour que tu réfléchisses, et j'espère que tu exauceras ma prière d'ici à ce que je repasse ici à un moment. N'est-ce pas, cher Marijan ? (Il le tapote de nouveau). Fais-moi plaisir. Eh bien, là-dessus, Dieu et paix avec toi, jusqu'à ce que nous nous revoyons. (Le curé part, Marijan marche pensif dans la pièce, puis après une petite pause entre le sergent-major Pero).

 

SCÈNE QUATORZIÈME

       PERO et MARIJAN.

       Marijan surpris regarde Pero.

PERO : Mes instants sont déjà comptés. Le capitaine a exaucé votre plainte. Mais pour que vous vous persuadiez que je suis un homme honnête et un soldat, qui ne porte pas de haine en son cœur pour cela, eh bien je ne veux pas partir sans vous supplier de me pardonner pour ce que je vous ai reproché la dernière fois. Ainsi, je vous prie, pardonnez-moi. (Il lui tend la main).

MARIJAN (il l'observe longuement, ne lui donnant pas la main, puis) : Eh ! Des pieux pour toute palissade.

PERO : Ce n'est pas la même chose. D'ailleurs, il faut des clous à une palissade, et s'il n'y en a pas pour qu'elle tienne fermement, il lui faut comme pour des pieux une claie, tout comme moi votre pardon et votre bénédiction.

MARIJAN : Quelle bénédiction ? Qu'êtes-vous pour moi ?

PERO : Si je ne suis pas encore des vôtres, je désire l'être au plus tôt. (Marijan s'agite). Et pour que vous me compreniez mieux, je vous le confesse : j'aime cordialement et franchement votre Janja, et c'est pourquoi au moment de cette séparation je vous prie de me bénir. Soyez un père pour moi, comme vous l'êtes pour votre fille et ma bien-aimée.

MARIJAN (après une pause) : Ni l'un ni l'autre ne sont possibles.

PERO : Mais si je vous dis que Janja ne peut plus être à personne d'autre que moi ? Je l'ai aimée, elle m'a aimé, et je suis à elle, elle est à moi.

MARIJAN (violemment) : Ce n'est pas vrai ! Ce n'est pas possible ! (Il marche excité ; après une courte pause, il crie durement : Janja ! Janja ! Janja pénètre soudain dans la pièce et apercevant Pero tressaille).

 

 

SCÈNE QUINZIÈME

 

       JANJA, PERO et MARIJAN.

 

MARIJAN (rudement) : Maintenant, dis-moi la vérité : (menaçant). Est-ce vrai qu'il t'a connue, qu'il est ton amoureux, et toi sa bien-aimée ? Parle, ou -

JANJA (tout d'abord rendue indécise par la peur, puis) : N... Non -

PERO (stupéfait, à voix basse à Janja) : Ah ! Que dit-elle, que Dieu te vienne en aide !

MARIJAN : Ah ! N'avais-je pas dit que ce n'était pas la vérité ? Sinon c'est ce fusil qui pend au mur qui vous aurait unis tous les deux. Oui ! Vous vous êtes arrangés avec notre curé qui était un peu plus tôt ici, afin de me faire changer d'avis et me tromper par ces rumeurs et ces bruits et ces agitations de Vrbanja, et vous donner ma Janja pour femme. Mais en vain, cette manigance. Je ne la donne pas, et encore moins à vous, Valaque ! Jamais, jamais !

PERO : Honneur et respect à monsieur votre curé. Mais je vous dis franchement que Janja n'a pas dit la vérité. Et je regrette d'elle de devoir en cet instant me tenir devant vous comme un menteur. (Marijan étonné considère coup sur coup Janja et Pero).

JANJA (tombant à genoux devant son père) : Ah ! Pardonnez-moi, cher père, j'ai menti, je suis coupable !

MARIJAN : Qu'est-ce que j'entends encore à présent ? Qui ment maintenant ? - Oh, vous sages petits oiseaux, je vous reconnais. Vous mentez tous les deux, juste pour me séduire. - Mais même si vous disiez la vérité, non, vous n'aurez pas ma bénédiction. (On entend le tambour au loin).

PERO : Cela me concerne. Marijan, une dernière fois, je vous prie comme un père, bénissez-moi !

MARIJAN : Non, non, jamais !

PERO : Puisque c'est ainsi, réglez cela avec Dieu ! Très chère Janja ! Mon amour non prédestiné, à toi aussi peut-être pour la dernière fois, adieu ! (Il veut la prendre dans ses bras)

MARIJAN (il lui interdit de l'étreindre) : Quoi ? Devant mes yeux ? Maudit effronté, ni votre tombe ne l'étreindra jamais.

PERO (avec détermination) : Vous avez dit la tombe. Oh, je la trouverai facilement sur le champ d'honneur et elle me sera chère et glorieuse ; parce que je tomberai pour cette patrie adorée. Mais que deviendra ma malheureuse Janja ? Je crains qu'en nous refusant votre bénédiction ne s'abatte sur vous une malédiction depuis ma tombe.

MARIJAN : Cela n'arrivera vraiment pas, je n'en ai pas peur. (Un fort roulement de tambour).

PERO : Le tambour appelle. Sois-moi saluée de tout mon cœur, chère voix pour la défense de la patrie adorée et pour une mort héroïque ! Adieu, très chère Janja ! (Il s'écarte de Janja dans un chagrin muet et sort hâtivement).

MARIJAN : Oui, oui, c'est la musique de vos noces.

JANJA (elle pousse un cri de douleur) : Et pour moi la musique pour l'échafaud ! (Elle tombe inconsciente, dès que Pero sort. À travers la porte ouverte, on voit passer les soldats sous les cris : Hourra ! Adieu ! La mère accourt de l'autre pièce vers Janja sans connaissance. - Le curé veut passer la porte mais Marijan lui en empêche l'entrée).

 

    (Le rideau tombe.)

ACTE QUATRE

       La pièce comme au troisième acte.

SCÈNE PREMIÈRE

        MARIJAN est assis à droite, la mère MANDA coud sur la gauche.

 

MARIJAN (toussant) : Voilà, comme tout est calme à présent au village, depuis que ces gardes-frontières enragés sont partis ; plus de désordres, ni de bagarres, ni d'insolences.

LA MÈRE : Si seulement nos enfants étaient à la maison ! Mais ainsi ! (Elle soupire).

MARIJAN : Tais-toi, femme, cela ne durera quand même pas toujours. Prie Dieu, et tout se passera bien, tu sais, comme nous l'a dit Božo à son départ.

LA MÈRE : Je prie le rosaire jour et nuit et à la sainte messe j'ai donné pour lui à la Vierge d'Almaš et encore à saint Valentin pour les maux de tête.

MARIJAN : Fais confiance à Dieu. Si Božo était complètement fou, ils l'auraient depuis longtemps renvoyé à la maison ; il doit se sentir bien puisqu'il ne nous dit rien.

LA MÈRE : Hélas, il n'y a là-bas rien de bon, mon vieux. Mais sais-tu ce qu'a raconté Toma Filakov, quand il était il y a deux semaines à Čepin ?

MARIJAN : Allez, je t'en prie, qui le croirait encore. Il est rentré à la maison et il faut bien qu'il raconte quelque chose ; mais il n'a certainement même pas vu le camp, et encore moins discuté avec nos enfants. Tu t'imagines que c'est comme dans la rue. Tiens, hier, notre maître notaire que l'on peut croire m'a rapporté qu'ils ne laissent personne entrer dans le camp s'il n'a pas une autorisation des autorités ; à présent, on ne croit même plus les nôtres à cause de l'espionnage, car quelqu'un pourrait voir comment ça se passe dans le camp, combien de soldats, de canons, et le dire aux Magyars à Osijek. Ils en ont déjà attrapé de tels traîtres, qu'ils appellent des magyaristes, et pardieu ils les ont fusillés pour qu'ils ne donnent pas d'informations aux Magyars. - Et c'est juste. - Maintenant tu sais comment c'est, et ce que jacasse Toma Filakov ne vaut pas un clou.

LA MÈRE : Eh bien, je te crois puisque monsieur le notaire le dit.

MARIJAN : De plus, il dit que ces messieurs entre eux disent que notre armée n'est plus à Čepin, mais qu'ils se sont rapprochés de tous les côtés autour d'Osijek et qu'ils chargeront d'un coup sur Osijek mais on ne sait pas encore quand.

LA MÈRE : C'est malheureux alors pour notre Božo !

MARIJAN : C'est toujours la même chose avec toi ; ce qui vaut pour toute l'armée vaut aussi pour lui.

LA MÈRE : Hélas !, s'il est tué, que feras-tu alors ? Que deviendra notre Janja ? Tu as vu comment il la regardait tristement à notre séparation, de chagrin il ne l'a même pas saluée, ni laissée lui porter son sac, mais il est parti comme fou. Ah, le pauvre !

MARIJAN : Ne t'inquiète pas ! Tu sais ce qu'on dit : Dieu protège les enfants, les fous et les ivrognes. - Et en ce qui me concerne, il y a des serviteurs à chaque clôture. Mais pour Janja, c'est mon seul regret.

LA MÈRE : Ils ont grandi ensemble depuis leur petite enfance comme frère et sœur, se sont aimés, et dans notre vieillesse ils nous auraient été une belle relève.

MARIJAN : C'est ainsi. (Il réfléchit). Mais as-tu entendu, femme, dis-moi, pourquoi Janja depuis quelque temps est si souvent malade ? Elle était solide comme un roc et ronde comme une pomme, jusqu'à récemment -

LA MÈRE : Hélas !, mon cher vieillard, le chagrin, le chagrin, un autre désagrément.

MARIJAN : Hum, hum ! Ça m'est tout de même bizarre. Que diable, je lui ai tout de même chassé de l'esprit ce maudit Valaque.

LA MÈRE : Que Dieu te garde, vieillard, c'est bizarre ! À vous autres les hommes cela doit être bizarre, car jamais vous ne ressentez comment le cœur féminin -

MARIJAN : Bon, bon – Mais si vraiment nous ne ressentons pas les mêmes choses que vous, au moins nous voyons et cela assez souvent mieux que vous ; (il se lève, et délaisse le travail) mais nous n'allons pas pour cela nous disputer – mais plutôt à l'occasion renseigne-toi et interroge de quoi souffre l'enfant et trouve-lui un remède s'il y en a... bon, à présent, je vais voir le forgeron s'il m'a tendu les fils de fer. Mais vraiment, où est Janja ?

LA MÈRE : Elle s'est rendue à la fontaine, elle va sûrement bientôt rentrer.

SCÈNE DEUXIÈME

       JANJA arrive portant sur elle un vêtement haut, une robe comme en portent les femmes en hiver, et elle dépose sous la table une cruche d'eau.

 

JANJA : Dieu soit loué !

MARIJAN et LA MÈRE : Pour toujours, amen !

LA MÈRE : Nous parlions justement de toi. Mais as-tu pris froid, ma fille ? (Elle se lève et la caresse).

JANJA : Un brin, chère mère. Le vent du nord au dehors, et déjà des papillons de neige tombent.

MARIJAN : Et c'est la saison, c'est la saint Thomas, et plus tard cela commence, nous pouvons nous attendre à un hiver plus rigoureux. Je n'aurai presque plus besoin bientôt de nouvelle clôtures s'il tient ainsi. (Il observe Janja).

LA MÈRE : Hélas !, comment notre Božo tiendra-t-il dans la neige, quel Noël va-t-il avoir, comment va-t-il le passer ? Malheur ! (Janja s'afflige et s'assoit près du poêle).

MARIJAN : Tu vas recommencer ? Je pars pour ne pas entendre. (Il part).

LA MÈRE : Comme il a le cœur dur, tu ne peux rien lui dire au sujet de Božo, comme s'il n'était pas notre enfant, même si ce n'est de naissance, mais élevé chez nous, grandi avec toi, ma fille unique. Et comment ne pourrais-je pas me plaindre pour lui, ne pas parler de lui ? Toi aussi, il te rend triste, mon enfant ? (Elle s'approche d'elle).

JANJA : Et comment, chère mère !

LA MÈRE : Et tu aimerais, n'est-ce pas, qu'il soit à la maison ?

JANJA : Et comment je l'aimerais, mère.

LA MÈRE : Et n'est-ce pas, c'est pourquoi tu es toujours affligée de ne pas le voir ?

JANJA : Oui – par Dieu, douce mère !

LA MÈRE : Et encore, ma colombe, c'est pourquoi ton visage aussi est si flétri depuis qu'il est parti ? (Elle la caresse).

JANJA : Eh bien – eh bien – vous savez, douce mère – je – je – je ne sais pas moi-même -

LA MÈRE : N'aie pas honte, ma colombe, parle, dis tout à ta mère -

JANJA : Eh bien – eh bien – oui, chère mère -

LA MÈRE : Et c'est aussi pour cela que tu es malade, mon cœur, tiens voici qu'à présent encore tu trembles, comme si tu avais froid ; enlève donc ton manteau pour que la chaleur du poêle parvienne à ton corps -

JANJA : Eh bien, je ne sais pas, mère – mais j'ai froid au cœur...

LA MÈRE : Pauvre enfant à sa mère -

 

 

SCÈNE TROISIÈME

 

       MANDOKARA, la chiromancienne, entre brusquement.

 

LA CHIROMANCIENNE : Loué soit le Seigneur, mon amie homonyme ! (Janja tressaille en entendant sa voix).

LA MÈRE : Pour toujours, amen. (Elle s'alarme). Mais que se passe-t-il, Manda ?

LA CHIROMANCIENNE : Tu sais, mon amie, je suis sortie un peu à la porte pour voir comment les flocons de neige tombaient et comment sera le temps en observant comment ils voletaient – et justement ta Janja se rendait à la fontaine et je voulais lui dire quelque chose, mais elle allait d'un pas pressé – je m'arrêtais encore un peu, et j'aperçus alors aussi ton Marijan qui allait chez le forgeron ; ah, j'ai pensé, c'est vraiment bien, je vais pouvoir un peu discuter seule à seule avec vous, et alors je suis venue, chère amie homonyme.

LA MÈRE : Et justement je pensais moi aussi à toi, mon amie.

LA CHIROMANCIENNE : Et je sais pourquoi aussi. Hélas, cher Dieu, le bas monde est grand et on apprend jusqu'aux bagatelles qui se déroulent dans le monde lointain, et il n'en serait pas ainsi dans nos villages aussi ! (Janja s'agite). Oui, oui, je veux dire ce que disent certains : « la taupe farfouille sous la terre, mais on la reconnaît tout de même à l'empreinte ». C'est ce que je veux te dire, je sais que ta Janja est malade.

LA MÈRE : Mais sais-tu ce qu'elle a, chère homonyme ? Jette un coup d'œil sur elle, les causes en sont-elles un sortilège, le poison, un accès de fièvre, qu'a-t-elle donc ?

LA CHIROMANCIENNE : Il y a longtemps que j'ai remarqué cette maladie sur elle, et j'aurais pu la secourir dès le premier instant, eh ! Mais ta Janja se méfie de grand-mère Mandokara, tu vois comme à présent ; sinon elle passe près de moi, et hésite à me saluer comme si j'étais la pire du village, ou bien de ce que des gens malveillants lui ont peut-être rempli les oreilles à mon sujet.

JANJA : Ce n'est pas vrai, Tantine, non, tu sais déjà, tu sais -

LA CHIROMANCIENNE : Tais-toi, ma fille, grand-mère Manda sait tout, pas seulement ce qui se prépare à la maison chez le notaire mais aussi chez monsieur le curé et même chez le grand juge, et elle ne saurait pas pour toi, eh, eh, eh ! Mais si tu t'étais seulement confiée à moi, je t'aurais protégée dans mon cœur, je veux dire : je t'aurais rassasiée du sang de mon cœur, afin qu'il te soit un remède, - mais maintenant, c'est déjà plus difficile.

LA MÈRE : Hélas !, chère amie, qu'est-ce que c'est, parle.

LA CHIROMANCIENNE : Eh, tu sais, il n'est pas bon non plus de tout dire devant un enfant. Janja est encore une jeune fille pudique, une enfant innocente, entrons dans la maison, je sais qu'il y a aussi un feu -

LA MÈRE : Et nous venons juste de manger -

LA CHIROMANCIENNE : Mais nous n'aurons pas froid, et il restera bien quelque chose pour grand-mère -

LA MÈRE : Oh, et comment. Mais toi, ma fille, réchauffe-toi près du poêle. (Elles partent).

 

 

SCÈNE QUATRIÈME

 

       JANJA seule.

 

JANJA (après une petite pause, elle bondit de son siège) : Ce qui était lointain est à présent tout proche, - et ce qui était caché jusque-là ne le sera plus jamais ! (Se tordant les mains). Et que pourrait-on dissimuler à cette sorcière ? Pauvre de moi ! Que va faire la mère quand elle l'apprendra ? Pauvre de moi, malheureuse, qu'ai-je fait de moi ! Il vaudrait mieux que je n'existe pas ! (Elle s'assoit près du poêle et se couvre le visage des mains).

 

SCÈNE CINQUIÈME

       MARIJAN entre soudain, JANJA sursaute.

MARIJAN (durement) : Où est la mère ?

JANJA : Dans la maison, chère père.

MARIJAN : Et Mandokara aussi est encore là ?

JANJA : Certainement ; elle est entrée un peu plus tôt avec la mère.

MARIJAN (se rendant hâtivement dans la cuisine) : Précisément ce qu'il faut.

JANJA : Voilà la tempête, - les éclairs illuminent – bientôt le tonnerre frappera la malheureuse que je suis. (On entend de la pièce voisine la voix de Mandokara : Marijan, que Dieu soit avec toi, es-tu devenu fou furieux ? Puis celle de Marijan : Par ici ! Par ici !)

 

SCÈNE SIXIÈME

       MARIJAN entrant en tenant dans une main une bouteille de rakijaet tirant de la deuxième MANDOKARA dans la pièce, la mère MANDA les suit.

 

MARIJAN : Par ici, que je te demande ce que tu cherches dans ma maison, hein sorcière ? - Qu'est-ce que c'est que cela ? (Lui fourrant la bouteille sous le nez).

LA CHIROMANCIENNE : Le mal te prend, qu'est-ce que cela peut être ! De la bonne rakija !

MARIJAN : Je ne le crois pas, non ! Bois cela devant moi, empoisonne-toi seule pour que tu ne vives plus dans notre village.

LA CHIROMANCIENNE : J'ai déjà bu dans la maison, demande à mon amie -

MARIJAN : Serpent, tu boirais le coutre d'un soc de charrue, et pas cette boisson – mais maintenant tu n'as plus envie, n'est-ce pas ? Parce que tu as préparé cela pour ma fille ! Bois, je t'ai dit, car je vais à présent te faire passer cette boisson dans la gorge, bois !

LA CHIROMANCIENNE : Jésus, Jésus !

MARIJAN : Invoque le démon que tu sers, sorcière, - (Il lui porte la bouteille aux lèvres). Bois !

LA CHIROMANCIENNE (elle se met à boire en s'étouffant et faisant des glouglous) : Hélas, hélas, hélas !

MARIJAN : Bois, mangeuse de dragon, que tu disparaisses ! (Là-dessus, la chiromancienne avale de travers et recrache la rakija en toussant). Ah, elle est amère, elle est insipide, hein ? Ce que tu as préparé à partir d'herbes pour empoisonner mon enfant, meurs-en donc !

LA CHIROMANCIENNE : Marijan, que Dieu te pardonne, qui est déjà mort d'une rakija ? Ah, ah, ah ! Cela tuerait cent fois tous les jours l'ivrogne Acko.

MARIJAN (il regarde sa femme) : Manda ! C'était de la rakija ? Dis la vérité, sinon -

LA MÈRE : Oui, par le soleil, Marijan.

MARIJAN (il flaire de loin la bouteille) : Bon, de la rakija ! De la rakija ! - Mais dis-moi, pourquoi tu es venue par ici, sorcière ? Qui t'a appelée, hein ? (Il pose la bouteille sur la table).

LA CHIROMANCIENNE : Mais personne ; je suis venue, c'est tout !

MARIJAN : Tu crois que je ne sais pas ? Tu crois que la femme du forgeron ne m'en a pas parlé, hein ? Tu es venue, sorcière, pour empoisonner ma fille tout comme tu as donné quelque chose à boire à Teza Filakova et Marga Gjuraškova.

LA CHIROMANCIENNE : C'est donc la femme du forgeron qui est derrière cela ? Eh bien, c'est bon, Teza Filakova et Marga Gjuraškova s'arrangeront avec elle. - Mais comme si j'avais quelque chose à donner à boire à ta fille ? La femme du forgeron ne te l'a donc rien dit, hein ? Demande-lui, car ce sage oiseau, peut-être qu'elle sait cela aussi, eh, eh, eh !

MARIJAN : Quoi ? Tu crois donc que ma fille est comme elles – hein ?

LA CHIROMANCIENNE : Moi, je ne crois rien, mais plutôt la femme du forgeron, et je te dis moi-même que je suis venue pour cela -

MARIJAN : Oh, trois cents souffrances ensorcelées sur toi ! (Il l'empoigne). Femme, ouvre la porte ! Allez, ouvre, je t'ai dit ! (La mère Manda ouvre la porte). Au diable, serpent monstrueux ! Intrigante diablesse ! (Il la jette dehors). C'est aussi ce que tu as fait avec elle, grand-mère, comme elle t'a laissée franchir le seuil de sa maison.

LA CHIROMANCIENNE (elle passe de nouveau la tête par la porte et crie) : C'est Pero le Valaque qui le franchira, Pero le Valaque ! (Puis elle s'enfuit).

MARIJAN : Vois ce spectre ! (Il se précipite à la porte puis revient). Donne-moi donc le fusil, il va arriver maintenant un malheur à Mandokara. (Il saisit le fusil).

LA MÈRE (elle se dresse devant lui) : Non, Marijan, ne fais pas qu'il arrive un malheur plus grand encore. Il ne faut pas plaisanter maintenant avec un fusil, c'est temps de guerre, la cour martiale est proclamée.

MARIJAN : Comment non ? Eh bien, qu'elle soit proclamée !

LA MÈRE (elle s'oppose de nouveau à lui) : Non, Marijan, pour l'amour de Dieu !

MARIJAN (il se calme) : Mais tu parles bien. Cette sorcière ne vaut pas un peu de poudre et de plomb, mais il faut la taper comme un serpent avec un bâton. Et c'est ce qu'il va tout de suite se passer ! (Il se précipite au dehors).

LA MÈRE (elle marche dans la pièce en se tordant les mains) : Hélas, hélas, lâche que je suis ! Hélas ! (Elle se bat la poitrine et s'assoit près de la table, se cachant le visage dans les mains).

JANJA (elle tombe devant elle à genoux, pose sa tête sur son flanc, en pleurant) : Chère mère, ma pauvre mère !

LA MÈRE (elle la repousse, tristement) : Je ne suis plus ta mère, ni toi ma fille unique...

JANJA : Pardonne-moi, mère très adorée ! (Elle étreint ses genoux). Pardonne-moi ! Sur ton amour, pardonne à la méchante pécheresse !

LA MÈRE : Hélas, malheureuse que je suis ! Que faire de moi pour trouver Dieu ! Pourquoi humilier sa bonne mère ?!

 

 

SCÈNE SEPTIÈME

 

       MARIJAN surgit soudain.

 

MARIJAN : Elle n'est nulle part. Elle s'est rendue invisible, la sorcière ! (Janja tressaille, va sur le côté). Bon, c'est quoi encore ces hoquets ? Pourquoi êtes-vous épleurées ?

LA MÈRE : Hélas ! Hélas ! Et comment ne pas pleurer quand, quand -

MARIJAN : Qu'y a-t-il à présent, quand -

LA MÈRE : Maintenant que cette sorcière va apporter la honte sur la maison devant tout le monde, malheur !

MARIJAN : Eh, c'est bien ton homonyme. Mais toi, tu t'assois avec elle dans la maison, échanges des bavardages et bois de la rakija -

LA MÈRE : Hélas, le serpent l'a bue ! Et que pouvais-je y faire quand elle la recherche ; tu sais comment elle est -

MARIJAN : Toi aussi, tu le savais, et tout de même -

LA MÈRE : Ce n'est pas à cause d'elle, mais je me suis plutôt dit puisqu'elle était venue d'elle-même que je lui demande pour notre enfant -

MARIJAN : Quoi ? Quoi ? Ce serait elle qui guérirait notre fille ? Cette empoisonneuse !

LA MÈRE : Marijan, Dieu te garde, n' as-tu pas dit toi-même, que les remèdes pour elle -

MARIJAN : Mais chez la mère du démon ! Mais a-t-elle dit quelque chose qui n'irait pas avec Janja ? (Janja tremble, et la tête baissée se couvre le visage).

LA MÈRE : Eh bien, nous allions parler de maladie quand tu as fait irruption dans la maison.

SCÈNE HUITIÈME

 

       TEZA et MARGA, des femmes, entrent précipitamment.

TEZA et MARGA : Loué soit le Seigneur !

LA MÈRE : Pour toujours, amen ! (Elle va sur le côté avec Janja).

MARIJAN (les mesurant de l'œil) : Bon, qu'y a-t-il, femmes, de nouveau quelque intrigue ?

TEZA : Oui, oncle Marijan, mais dans laquelle tu es mêlé.

MARIJAN : Moi ?

MARGA : Oui, Est-ce vrai que tu as dit que grand-mère Mandokara -

MARIJAN : Oh, qu'on ne me parle plus de cette sorcière, car -

TEZA : Bon d'accord, nous ne le ferons pas. Mais est-ce vrai que tu as dit qu'elle a eu affaire à nous deux ?

MARGA : Oui, oui, dis-nous seulement cela.

MARIJAN : Bon, et quoi ? Si je l'ai dit, une fois acheté, c'est vendu.

TEZA : Eh, oncle Marijan, ce n'est pas si simple. Et notre réputation ?

MARGA : Notre bonne renommée ?

TEZA : Et la raillerie des gens ?

MARGA : Et nos maris s'ils l'apprennent ?

TEZA : Et monsieur le curé ?

MARIJAN : Assez, assez. Si je l'ai dit devant cette sorcière, vous n'allez tout de même pas croire que je vais le tambouriner dans le village comme elle vous l'a déjà rapporté. Mais vous a-t-elle dit de qui j'avais entendu cela ?

TEZA et MARGA : Non, juste que toi tu l'avais dit.

MARIJAN (furieusement) : Eh, tu vois l'intrigante, et si elle était là maintenant, je la battrais comme un serpent.

TEZA : Alors qui te l'a dit ?

MARIJAN : Ah, eh bien, la femme du forgeron.

MARGA : Quoi, cette péronnelle paysanne ?

TEZA : Cette créature nocturne grossière ?

MARGA : Mais elle peut donc encore se permettre de bafouer l'honneur de quelqu'un ?

TEZA : Elle n'a pas été amenée honnêtement dans notre village ! -

MARGA : Celle-là qui aujourd'hui encore traîne une queue derrière elle !

TEZA : Si elle était honorable, elle ne rôderait pas avec tous les magiciens et les sorciers -

MARGA : Déjà, elle aurait de beaux enfants.

TEZA : Et son mari ne la battrait pas à chaque instant -

MARGA : Et elle se permet encore de dire quelque chose sur nous, cette -

MARIJAN : Maintenant, cela commence à suffir, je ne veux plus entendre vos litanies, partez et énumérez-les lui, pour ce qu'il m'en coûte -

TEZA et MARGA : Et nous allons y aller, nous allons y aller.

TEZA : Elle va savoir combien est lourd le marteau de la forge.

MARGA : Dis-moi, oncle Marijan, tu le crois ce qu'elle a dit sur nous ?

MARIJAN (haussant les épaules) : Mais qu'en sais-je ? Je crois et je ne crois pas.

TEZA : C'est ainsi ?

MARGA : Vraiment ?

TEZA : Et croiras-tu quelque chose que nous, nous te dirons ?

MARIJAN : Peut-être que oui, et peut-être que non.

TEZA : Tu le croiras, tu le croiras, voici les yeux dans les yeux. (Janja tressaille). Voici ta fille, ta fierté, une soi-disant sainte, qui s'écarte de nos jeunes hommes, comme si elle était née de l'empereur, mais qui flirte par ici avec un soldat valaque, et dans tous les coins se serre dans ses bras.

MARIJAN : Quoi ? Qu'as-tu dit ? (Stupéfait).

TEZA : J'ai dit la vérité, et tu en seras témoin d'ici peu de temps.

MARGA : Que t'en es-tu pris à nous, ta fille le mériterait davantage -

TEZA : Mais il est à présent déjà trop tard, même Mandokara ne peut plus l'aider -

MARGA : Adieu, préparez donc les couches. (Elle part précipitamment).

TEZA : Oui, des couches pour que votre Janja ne se dessèche pas. Adieu. (Elle part).

MARIJAN (il regarde un moment sa femme, un moment sa fille) : Eh bien, femme, eh bien fille, qu'ai-je entendu ? (Manda se frappe la poitrine, Janja se couvre le visage des mains). Est-ce la vérité, que je m'arrache avec honneur ces cheveux grisonnants, ou que je m'ôte la vie puisque je dois avoir connu cela ! Est-ce la vérité, parlez, ou bien -

JANJA (tombant à genoux devant son père et lui étreignant les jambes, en sanglotant) : Hélas, malheureuse, la vérité !

MARIJAN (se dégageant et la repoussant) : Ah, tu n'es pas digne que la terre te porte encore ! (D'un geste, il s'empare du pistolet qui pend au mur et le pointe sur elle. Au même instant, entre le curé dans la pièce qui lui écarte le bras armé. Le projectile manque Janja mais frappe l'image du crucifié suspendue sur le côté gauche ; le verre éclate et l'image tombe sur le sol. Janja gémit dans un cri).

SCÈNE NEUVIÈME

       LE CURÉ et LES PRÉCÉDENTS.

LE CURÉ : C'est comme cela ? Tu as plongé à ce point dans ta furie que tu es venu à tirer sur ta propre enfant ? Vois, Dieu a détourné le projectile funeste, le recevant pour lui ; mais – en frappant Dieu tu t'es tué toi-même. Maintenant tu sais ce qui t'attend en ces temps de guerre puisque la cour martiale est proclamée : une mort honteuse en ce monde, et si tu ne te repens pas, une peine éternelle dans l'autre monde. Dieu a pardonné à Marie-Madeleine, mais pas au fratricide Caïn, or toi tu es pire que Caïn, en voulant abattre ton enfant. - Ne t'ai-je pas en tant que ton pasteur bien intentionné conseillé et prié que tu permettes le mariage de Pero et Janja ? Mais tu n'as pas accepté ; et voilà, où ton entêtement rigide t'a mené – Il ne te reste rien d'autre à faire qu'à te repentir, expier et réparer le mal que tu as causé à ta fille, pour qu'au moins ton âme ne périsse à jamais. Et toi aussi, Janja, répare et repens de larmes amères comme une autre Marie-Madeleine le mal que tu as précipité sur toute la maison, et que Dieu te prenne en pitié. Et à présent, que la paix soit avec vous et que Dieu soit avec vous ! (Le curé s'en va. Marijan plongé dans ses pensées désespérées après une pause).

MARIJAN : Comment Dieu est-il avec nous ? Il n'y a plus de Dieu dans cette maison, il l'a abandonnée, elle est maudite ! Et cette malédiction, c'est toi qui l'as amenée, fille pécheresse ! Tu m'a conduit au crime ! Pour cela, disparais de ma vue, loin d'ici, que je ne te revoies jamais, et ne dis à personne que tu es ma fille, et ne reviens jamais par ici ! -

JANJA (sanglotant) : Oui, cher père, je pars immédiatement, je l'ai mérité.

MARIJAN : Femme, apporte-lui quelques chemises et un morceau de pain, et que cela constitue toute sa dot de mariage. (La mère Manda se rend dans la pièce voisine chercher ces affaires, Marijan marche avec colère en long et en large dans la pièce).

LA MÈRE (apportant le paquet) : Hélas ! Si j'avais su que je te quitterais ainsi, ma fille, il aurait mieux valu que j'enfante une pierre plutôt que toi et que je la jette dans l'eau. Comme je t'ai soignée comme une petite fleur, chérie comme une âme, et toi voilà comment tu fais honte et affliges ta mère ! - Pour cela, va-t'en ! Va dans le monde, pour que tu goûtes combien est amer d'appeler mère une autre mère, de bénir un pain étranger. Tiens ! (Elle lui donne le paquet, Janja le prend). Et pars avec Dieu, je ne te maudirai pas, ta misère te suffit... Pars, qu'une meilleure fortune te trouve à l'étranger plutôt que celle dont tu t'es jouée chez ta mère aimante. (Sanglotant) : Hélas ! Qui me remplacera moi qui suis si vieille ? Qui me soignera malade ? Qui me pleurera morte ? Qui creusera ma tombe ? - Mais puisqu'il devait en être ainsi, que je demeure une malheureuse abandonnée à elle-même – et toi, va-t'en, pars, mon enfant ! -

JANJA (à genoux devant sa mère, elle lui prend la main et l'embrasse en gémissant) : Ma très chère mère, je ne t'oublierai jamais ni ton amour ! Pardonne-moi, pardonne !

MANDA : Va, va, que Dieu te prenne en pitié ! (Elle veut la prendre dans ses bras et l'embrasser)

MARIJAN (l'écartant de Janja) : Cela suffit, femme, car elle ne l'a pas mérité. Qu'elle parte

juste de la maison. (Il entraîne la mère Manda dans la pièce voisine).

JANJA (après lui, écartant les bras) : Pardonnez-moi, cher père ! Adieu, mes parents adorés ! Merci à vous pour tout ! - (Après une courte pause, elle se relève, prend son paquet puis poursuit tristement) : Ainsi, je dois quitter la maison natale, que Dieu a abandonnée et maudite, et je suis seule coupable. - Où vais-je aller ? - Loin – loin – pour que les yeux de mes parents ne me voient plus jamais. Oh ! Pauvre enfant malheureuse que je suis ! Oh ! Très bon cœur maternel, qui ne maudit pas la pécheresse, mais veut encore que Dieu me prenne en pitié. Oh ! Amour maternel inquiet ! - Mais où trouverais-je un meilleur bonheur ? Dans un monde étranger ? Pauvre de moi ! Qui aura pitié de moi, qui accueillera une pécheresse ?! - Le monde est glacé et sombre ! Chacun m'outragera, chacun me chassera de son seuil !... le petit morceau de pain maternel ne durera pas longtemps ! Et si j'étais seule, je ne m'en soucierais pas, même mourant de faim, ou perdant la vie... (Elle se frappe la poitrine) Je dois vivre, quoi que je doive souffrir du monde cruel. Dieu est miséricordieux, il fera en sorte que quelqu'un aie pitié de moi. (Laissant le paquet, elle va vers l'image au sol, la relève, et lui dit) : Si mon père m'a chassée comme fille maudite, toi, mon sauveur crucifié, qui a eu pitié de la pécheresse Marie-Madeleine, tu ne m'abandonneras pas et ne me maudiras pas, moi pécheresse repentante, à cause de cet ange innocent sous mon cœur. Oh ! Non, tu ne le feras pas, mon très adoré Jésus ! (Elle embrasse l'image et la suspend à sa place sur le mur). Je t'aime pour cela, je te prie pour cela de larmes soumises... Et pour cela, je ne désespérerai pas d'aller dans un autre monde car tu seras mon soutien et mon gardien... Et toi non plus, tu ne me maudiras pas, ma chère maison, dans laquelle je suis née et j'ai grandi, ni toi notre champ de blé, arrosé de ma sueur, qui me nourrit et me repaît, ni toi ma fontaine fraîche qui me lave d'une eau perlée et me dénude, et toi non plus parfum de prairie, ni toi montagne verte que je saluais l'an dernier dans une lettre fugace. Vous avez été les témoins muets de ma première jeunesse, ah ! Et mes premiers amours. Demeurez avec Dieu, il vous protège vous aussi de toute tourmente ! (Elle part, reprenant son paquet, et se retourne de nouveau à la porte) : Adieu à toi aussi, ma petite chambre, qui a vu mes premières caresses, qui a entendu mes soupirs amers, c'est en toi que mon cher Pero m'a passé l'anneau, en toi qu'il m'a juré de m'être fidèle, en toi qu'il m'a prise dans ses bras une dernière fois !... Oh ! Le trouverais-je encore de mon vivant ? Je le dois !... Sera-t-il encore à moi, à moi pour toujours ?! Oh oui, il le sera... La mère ne m'a pas maudite, la mère m'a souhaité le plus grand bonheur... À présent, je m'en vais, je pars ! - (Elle se rend jusqu'à la porte, se retourne encore une fois en gémissant et agitant la main). Adieu, ma petite chambre, salue-moi ma très chère mère et mon père affligé, qu'ils me pardonnent... Adieu ! (Elle sort).

SCÈNE DIXIÈME

       Après une pause, MARIJAN s'avance furieux, tirant la mère MANDA dans la pièce.

MARIJAN : Elle est partie... qu'elle disparaisse de notre vue ! - Et maintenant, sache-le, je pars aussi. Auprès de toi dans cette maison, dans laquelle toi, mère négligente, tu as attiré la malédiction, il n'y a plus de raison de rester. Avec toi, en fait, je suis devenu coupable et criminel et j'ai tiré sur mon enfant. Je vais maintenant me livrer au tribunal, car sinon ce serait le curé qui me dénoncerait, si ce n'est déjà fait... Je pars, pour traîner les fers de la détention, ou bien pour finir sur l'échafaud condamné par la cour martiale... Cette vieille et honorable demeure est ruinée avec toi ! Dorénavant, restes-y isolée comme la peste, cuis en insouciante ton désespoir comme une peureuse, et protège au moins à partir de maintenant son honorabilité.

LA MÈRE : Pauvre de moi ! Mon ami, que va-t-il encore arriver ! (Elle se tord les mains. Là-dessus entrent furtivement) :

MANDOKARA, TEZA et MARGA : Oui, oui, on a tiré, ça sent encore la poudre.

MARIJAN (les apercevant, s'enflamme de l'affect le plus ardent) : Ah, qu'ai-je dit sur l'honorabilité ? Voici justement tes honorables camarades, elles sont venues à propos à tes côtés pour que tu ne sois pas seule, et à côté de cette maison, demeure de la honte, de la luxure et du meurtre. Gère avec elles les affaires de la maison ici, couche en sorcière ici, pratique le sabbat ici ; fâchez les garçons et les filles ici, tuez des enfants ici, empoisonnez tout le village ici, jusqu'à ce que toutes les femmes soient stériles et sans enfants, et tous les hommes maudits et assassins, jusqu'à ce que tout de

ce village dans ces péchés affreux disparaisse la trace, et devienne un désert misérable, une horreur humaine et une tanière de loups ! - Oui, portez cette maudite honorabilité ici de génération en génération, et c'est pourquoi ma noire malédiction et celle de tout notre peuple vous est adressée ! (Il part brusquement, tandis que les femmes restent stupéfaites et effrayées).

 

(Le rideau tombe.)

ACTE CINQ

 

SCÈNE PREMIÈRE

       Une petite maison dans un vignoble d'Osijek. Dans la cuisine, MATAN PROPALIĆ accroupi entasse des ceps dans le poêle de la pièce voisine et souffle sur le feu. On voit aussi dans un angle de cette pièce une trotteuse pour enfant et dans un coin dissimulé par un rideau un nouveau-né qui est couché.

MATAN : Malédiction ! Il ne veut pas brûler, or on dit que quand il est sec, même le bois vert brûle. (Il souffle). Eh, mais ce cep n'est ni sec ni vert, mais déjà trop vieux, pourri, tout comme je le suis moi-même. Eh !, mon Matan, qu'es-tu devenu, par rapport à tes biens d'autrefois, pour que sous ta vieille tête dans ton vignoble tu vivotes comme un misérable garde-vignoble et te réchauffes de ceps pourris. (Il souffle). Allez, brûle, animal !... Ce que j'avais autrefois appris en poésie s'est réalisé : « donec eris felix, multos numerabis amicos etc ». Oui, oui, le trésor disparu, les amis disparaissent ! Je me console tout de même de n'avoir désolé ni rendu malheureux personne – j'ai aidé le plus que je pouvais une malheureuse, et beaucoup des miens se sont biens enrichis car j'ai été un cœur bon et confiant... Prends auprès des amis un bail de pêche, une auberge, des bois, un droit d'octroi, et ne surveille pas, ne t'en occupe pas, mais laisse plutôt ce soin à la compagnie, et toi tu passes d'une joie à l'autre ; - et voilà qu'à la fin de l'année : un déficit ici, un manque là, les copains ont retiré leurs billes, et Matan s'est retrouvé en plant... De la même manière, prête mille à celui-là, deux trois mille à l'autre – mais celui-là ne rembourse pas, l'autre se déclare en faillite, et Matan de nouveau sans le moindre sou ! (Il souffle). Allez brûle, animal ! Et c'est ainsi que Matan se rend dans ses vignes, avec du raisin sec et des ceps pourris... Eh rien ! Sacré animal ! Tant que Matan vivra, il y aura aussi des ceps, je ne pourrai pas tout défricher, il en restera encore après moi. - - Et j'espère, Dieu est juste ! Je verrai encore de temps à autre certains de ces amis qui à présent disent ne pas même connaître Matan, sales bêtes ! Je les verrai grincer des dents autrement, plutôt que Matan en ce moment devant des ceps pourris... Ah, c'est maintenant l'occasion !... Et les voilà, même ces fils renégats de notre peuple, ceux-là qui se sont enrichis de nos mains calleuses – à présent ils veulent être Magyars... Ils préfèrent les Magyars à nous-mêmes, ils leur ont même donné la ville... Oh, attendez, votre empire ne durera pas longtemps, voici nos armées de tous les côtés, Osijek va tomber, les Magyars se rendront, et vous ramassez juste vos hardes, et fuyez sans qu'on vous voie de l'autre côté de la Drave, que notre patrie se débarrasse des sales traîtres... Oh ! Si j'étais plus jeune ! (Il bondit). C'est avec joie alors que je me saisirais d'un fusil quand les nôtres se mettront en marche, pour vous montrer, sales bêtes ! Et ces pantalons étroits que vous avez emportés juste pour vous faire passer pour des Magyars, je me chargerais de les épousseter. Oh ! Si j'étais plus jeune, comme mon cœur est encore enflammé ! Mais... mais... (Il regarde dans le poêle). Tu restes inerte, animal, mais tu ne brûles pas ! (Il souffle). Ça ne dépend pas de moi... Et vraiment, s'il existe une œuvre de charité, c'est bien la plus grande : secourir une orpheline, la réconforter et l'établir. Et pour cela, je loue mon Dieu qui m'a donné cette chance pour que moi, un bon à rien, je puisse encore aider quelqu'un ; au moins, cette malheureuse se souviendra de moi quand dorénavant personne de mes nombreux amis ne le fait. Les sales bêtes ! Combien de messieurs et de gens simples ont mangé et bu dans ma maison... et aujourd'hui, quand Matan passe à Osijek, personne dans les foyers, personne ne connaît Matan, personne ne lui demande : comment ça va ? Pour lui offrir de quoi l'aider... Oui, oui, plus de trésor, plus d'amis... et cela m'a poussé dans la solitude de mon vignoble ; je ne veux plus rien avoir à faire avec ces gens ingrats... (Il se rend vers la porte de la pièce). Mais que fait ma malheureuse ? (Il jette un coup d'œil). Elle n'est pas là. Quelle étrange enfant. Mais que dis-je ; étrange ? Quand un être est dans le besoin, rien n'est étrange. (Il souffle). Allez, brûle, animal !

 

SCÈNE DEUXIÈME

       JANJA arrive du dehors, vêtue d'une robe de la ville, la tête dans un foulard, comme les femmes en portent en hiver, elle porte une cruche d'eau et des branches sèches.

 

JANJA : Voilà, grand-père, du bois sec, pour que ça brûle mieux. (Elle pose la cruche sur le côté).

MATAN : Mais pourquoi te donnes-tu de la peine, ma fille, par ce froid de canard, par Dieu !

JANJA : Et comment ne le ferais-je pas, cher grand-père, puisque vous êtes si bon pour moi, vous m'avez accueillie -

MATAN : Tais-toi, tais-toi, ne me le répète pas toujours ; de plus, je suis vraiment heureux auprès de toi, je ne suis pas comme un ermite. (Il la caresse).

JANJA : Oh, vous êtes trop bon, cher grand-père. (Elle remplit le poêle de bois sec). Mais comment ne m'occuperais-je pas de vous dès que je le peux !

MATAN : Tu dis vrai, je suis vieux, encore quelques jours ou quelques mois et puis c'est la pelle qui me recouvrira de la terre noire, - et plus personne ne se souviendra de Matan.

JANJA (elle lui embrasse la main) : Oh, cher grand-père, je m'en souviendrai toujours jusqu'au dernier de mes instants... et comment pourrait-il en être autrement ? Hélas ! Tout ce que j'ai éprouvé en venant depuis ma région natale jusqu'ici ! Et si vous ne m'aviez pas accueillie, dieu ait mon âme ! C'est dans la Drave¹⁰ que je serais -

MATAN : Tais-toi, n'offense pas Dieu, ne pense jamais à quelque chose comme ça.

JANJA : Hélas, hélas, cher grand-père, vous ne savez pas comme mon cœur a éclaté quand à Čepin mon propre parrain qui est maintenant là-bas dans l'auberge m'a outragée cruellement et chassée comme un chien, - alors je me suis écartée de tout le monde...

MATAN : Eh bien, tu vois que tu as péché, et bien plus encore, car tu es une mère -

JANJA : Je m'en rends compte à présent, cher grand-père. Oh ! Alors me sont tombées sur le cœur les plus lourdes paroles de ma chère mère et de mon cher père qu'ils m'ont dites lors de notre séparation, et j'ai pleuré amèrement, amèrement...

MATAN : Eh bien, tu vois, Dieu a eu pitié de tes larmes, et t'a conduite à moi -

JANJA : J'ai trouvé en vous et un père et une mère ; oh, merci à Lui et à vous ! Mais comment se portent maintenant mon père et ma mère ?

MATAN : Dieu se soucie d'eux, aie foi, il fera en sorte que tu trouves aussi ton bien-aimé.

JANJA : Oh, Dieu parle par votre bouche. (Elle soupire). Mais survivra-t-il à la bataille ?

MATAN : Laisse cela, ce ne sera pas une grande bataille, les Magyars sont dans une grande détresse.

JANJA : Mais vraiment, grand-père, quand je me suis rendue à la source, il m'a semblé en bas dans le lointain comme si de nombreux soldats avançaient.

MATAN : Et c'est bien possible, ma fille. Ce sont certainement des hommes de l'avant-garde qui vont voir où se trouvent les premières sentinelles magyares. Si Dieu voulait les mener à moi, je leur dirais tout et je les conduirais aux Magyars, les sales bêtes !

JANJA : Vous, grand-père ? Mais que vais-je alors devenir toute seule ici ?

MATAN : Toi, surveille la maison jusqu'à ce que je revienne. (On entend comme de loin un chant étouffé, puis de plus en plus fort) :

 

                                                                       Oh Slavoniens et Croates ! Affluez vite !

                                                                       Où le laurier de la gloire fleurit, en ces temps tempétueux.

                                                                        Écoutez la voix du chevalier ban Jelačić au champ de bataille !

                                                                        En avant ! Pas à pas ! Hourra ! En avant, marche !

                                                                     Canon après canon, tonnerre après tonnerre, un choc de tous côtés,

                                                                     L'ennemi s'enfuit le pied boiteux quand il aperçoit le ban.

                                                                     Le ban sème le feu ardent, et l'ennemi se disperse dans tous les sens.

                                                                     En avant ! Pas à pas ! Hourra ! En avant, marche !

MATAN (il écoute) : Eh bien, que t'ai-je dit, ce sont les nôtres. Ah ! L'ennemi s'enfuit le pied boiteux, ah, ah, quand il aperçoit le ban, ah ! Où est donc mon étendard national ? (Il se précipite dans la chambre et rapporte un petit drapeau). En avant, marche ! Hourra contre les ennemis, les sales bêtes ! Adieu, ma fille, surveille la maison ! (Il se rend jusqu'à la porte).

JANJA ! Hélas, vous n'avez pas de bonnet -

MATAN : Oui, oui, apporte-le moi. (Janja va dans la chambre). À présent, chaque veine palpite. Et ils disent : un vieillard ne peut pas rajeunir. Il le peut, il le peut, quand il aime fidèlement son peuple et qu'il doit se rendre contre une race ennemie. Ah ! Quand le vieux Nužan le peut, je le peux certainement moi aussi, l'animal ! Allez, donne le bonnet, ma fille, ou je pars tête nue, et je reviendrai avec le kalpak de Batthyány¹¹.

JANJA (elle vient lui apportant le bonnet) : J'ai eu du mal à le trouver.

MATAN (recevant le bonnet) : Adieu, ma fille, surveille la maison. (Il se rend jusqu'à la porte).

JANJA : Que Dieu vous garde, cher grand-père !

 

SCÈNE TROISIÈME

 

       BOŽO frappe et entre vêtu comme un soldat d'un manteau militaire. JANJA l'apercevant se rend immédiatement dans la chambre.

       BOŽO se tient sur le seuil stupéfait.

 

MATAN : Pourquoi es-tu étonné, mon garçon ? Peut-être parce que devant toi tu vois un vieillard prêt à la bataille ? Allez, allez, en avant marche, et que je vous mène où il faut contre les ennemis, les sales bêtes !

BOŽO : Je ne suis pas venu pour cela, il est encore tôt pour cela.

MATAN : Comment tôt, puisqu'il est déjà le soir et bientôt la nuit, et alors les héros vont transpercer les ennemis. Tu n'es donc pas un de ceux qui chantaient un peu auparavant ; en avant, marche, hourra !

BOŽO : Je ne suis pas de leur compagnie. Il me semble qu'ils sont du camp de Tenja.

MATAN : Hum ! Mais toi ? Quel soldat es-tu, tu n'as ni fusil, ni sabre, ni baïonnette ? Tu ne serais pas un déserteur ?

BOŽO : Non, je suis en permission.

MATAN : Mais quel est ce capitaine, l'animal, qui te libère en temps de guerre, alors que chaque garçon lui est de la plus haute importance. (Il frappe du manche de l'étendard contre le sol).

BOŽO :Vous savez, (embarrassé) je suis malade.

MATAN ! Oh ! L'animal ! Si les malades sont comme cela, à quoi ressemblent les gens bien-portants ?

BOŽO : Vous savez, grand-père, je suis un peu là-haut... (Il tape du doigt sur son front).

MATAN : Quoi ? Sans la troisième planche -

BOŽO : Vous savez, oui, j'étais un peu confus, et le capitaine m'a laissé rentrer à la maison.

MATAN : Et là, tu es déjà guéri ?

BOŽO : Oui, et je retourne au camp.

MATAN : C'est valeureux de ta part. (Il le frappe sur l'épaule). D'autres feindraient la folie, pour se faire croire malades, comme il y en a beaucoup : il attrape une fièvre de cheval et elle dure, tant que la guerre ne s'achève pas ; puis alors, ce sont de nouveaux des hommes. Eh, eh, eh ! Des bêtes femelles ! - Mais dis-moi, pourquoi es-tu venu jusqu'ici ?

BOŽO : Vous savez, grand-père, j'ai pris du retard, la nuit est tombée -

MATAN : Mais que bredouilles-tu ? Ne serais-tu pas quelque espion magyar ? Animal ! -

BOŽO : Je me suis égaré, j'ai vu de la lumière chez vous, et je suis venu pour me réchauffer un peu et passer la nuit -

MATAN : Pour la première chose d'accord, mais pas pour la seconde.

BOŽO : Sûrement à cause de la femme qui s'est précipitée dans la chambre quand je suis arrivé. Est-ce votre grand-mère, grand-père ?

MATAN : Oh, oh ! Espèce d'animal ! - Oui, c'est ma grand-mère.

BOŽO : Si jeune ? Ne plaisantez pas, grand-père.

MATAN : Ce n'est pas une plaisanterie. Oh, animal ! - Je ne pourrais donc pas avoir une si jeune grand-mère, (il se dandine) même si je suis vieux ? Le sang bout encore en moi, le cœur bat, qui frappera des milliers d'ennemis.

BOŽO : Mais je vous en prie, cher grand-père, ne plaisantez pas, dites-moi la vérité. Je vous en prie (joignant les mains) comme on prie Dieu.

MATAN : Ah ! Maintenant je t'ai attrapé. C'est pourquoi tu es fou. Tu es allé dans les cabanes des vignobles pour chercher ta bien-aimée, tout comme elle dans les camps après son amoureux -

BOŽO (lui coupant la parole) : Oui, c'est elle, c'est elle.

MATAN : Tu connais donc ma – Janja ?

BOŽO : Janja, et comment je la connais.

MATAN (il crie) : Janja !

SCÈNE QUATRIÈME

 

       JANJA apparaît.

BOŽO : Janja ! (Avec émotion) : Dieu merci, tu es vivante, je t'ai trouvée.

JANJA (s'effrayant de Božo et baissant la tête) : C'est toi !

MATAN : Mais de quoi as-tu peur, ma fille ? Ne t'ai-je pas dit de te reposer sur Dieu. Voici ton bien-aimé. Mais moi, je dois partir pour m'assurer où va cette patrouille chantante, et vous deux vous pouvez discuter. (Il s'en va brusquement avec le petit étendard).

BOŽO : Tu t'étonnes, Janja, que je t'ai retrouvée ; et comme si tu avais peur de moi. Écoute, que je te dise. Depuis que nous nous sommes séparés, apprenant ce qui a pu t'arriver de la part de tes parents, j'ai toujours pensé à toi, je n'avais pas de paix, jusqu'à ce que je prie mon bon capitaine qu'il me laisse rentrer à la maison pour quelques jours. Arrivant à Čepin, je me rends chez la marraine et j'apprends d'elle que tu es venue la voir mais qu'elle t'a chassée cruellement, et que tu es partie par cette route en direction d'Osijek. Elle me raconte encore : comment le père t'a tiré dessus, et qu'il est pour cette raison en prison, (Janja tressaille) ou peut-être déjà condamné par la cour martiale... (à voix basse) il pend à la potence.

JANJA (se tenant la poitrine) : Hélas, pécheresse que je suis ! Que dit-il ! Hélas, hélas, malheureuse !

BOŽO : Entendant cela, je me suis dit : mais que vais-je faire maintenant à la maison ? Tu n'y es pas, le père n'y est pas. Et je m'en retroune errant dans les environs et demandant après toi, et voilà que Dieu lui-même m'a mené jusqu'ici, et je suis à présent plus ou moins apaisé.

JANJA (sanglotant) : Hélas, pauvre de moi ! Mais moi, malheureuse, non. Là-bas, si c'est la vérité comme il se dit, j'ai perdu mon père, et je suis coupable de sa mort, - et ici je n'ai pas retrouvé Pero -

BOŽO : Et dans cette situation mauvaise, tu ne l'oublieras pas encore ?

JANJA : Je ne peux pas, pas du tout, jamais ! Je suis venue le chercher, je dois le trouver, ou bien – Mais dis-moi, Je t'en appelle comme à Dieu, tu ne sais donc rien à son sujet ? Vous êtes partis ensemble -

BOŽO : Quand nous sommes arrivés au camp, immédiatement le lendemain il a été déplacé dans un autre camp, et je ne sais pas où il est.

JANJA (tristement) : Tu ne m'aimes pas comme tu le disais autrefois, sinon -

BOŽO : Dieu et âme ! Je te dis la vérité, ma sœur -

JANJA : Non, non, je ne suis pas ta sœur, mais une pauvre malheureuse rejetée par ses parents, maudite par Dieu et le monde ! (Elle pleure).

BOŽO : Janja ! N'offense pas Dieu. - Et si le monde t'a abandonnée, moi pas, sinon je ne t'aurais pas recherchée, je t'aime encore aussi sincèrement qu'auparavant -

JANJA : Pourquoi m'aimes-tu puisque tu sais que j'aime Pero.

BOŽO : Oh ! Oh ! Qu'y puis-je ? Pourquoi je t'aime, je l'ignore, c'est certainement la volonté de Dieu. - Mais que toi tu te donnes à l'amour de Pero, j'en suis étonné.

JANJA : Il m'aime, il doit m'aimer, il m'en a fait le serment -

BOŽO : Oh, les serments des soldats s'envolent avec le vent -

JANJA : Mais moi, je veux m'envoler avec le vent, suivre la trace de Pero, je dois le trouver, même si c'est au bout du monde. Je lui répéterai et ferai retentir comme le tonnerre son serment, et s'il n'exauce pas Janja comme jeune fille, il devra exaucer le vœu de Janja et l'aimer... comme mère.

BOŽO : C'est seulement ce qui te semble, Janja ! Cette foi ne le permet pas.

JANJA : Božo ! Ne brise pas ma foi ; car sans Pero cela m'est trop dur ; sans lui, je ne tiens plus même à vivre. Je dois le trouver, et si ce n'est pour moi, à cause de l'enfant.

BOŽO : Mais pourquoi irais-tu chercher le père d'un enfant – alors qu'il y en a un si près -

JANJA : Où, où est-il ? Dis-moi, ne me torture pas, pour que je le lui donne.

BOŽO : Le voici, il se tient devant toi -

JANJA (tristement) : Oh, tu plaisantes avec moi.

BOŽO : Janja, par Dieu ma sœur, que Dieu m'abatte si je ne dis pas la vérité. Ne cherche pas Pero, je serai le père de ton enfant.

JANJA : Božo, mon frère ! As-tu toute ta raison ? C'est ce que tu voudrais ? Moi, une misérable pécheresse, - et mon enfant, celui d'un autre – non, non, cela, ni mon âme ni ma conscience ne le permettent.

BOŽO : Et si tu ne trouves pas Pero ?

JANJA : Alors – alors – (Elle se tord les mains).

BOŽO : Très chère sœur, rends-moi heureux, sois ma femme. Je t'aime sincèrement et je t'aimerai jusqu'à la tombe. Que Dieu me châtie sur le champ si je te reproche un jour ce qui s'est passé. Ton enfant sera le mien propre. Janja ! Exauce-moi, et c'en est réglé pour ton enfant !

JANJA : Oh, merci à toi, cher frère Božo, pour ton amour. Mais je n'ai pas le droit de l'accepter, je ne peux pas, non, non, je ne peux pas. (Elle pleure).

BOŽO : Oh, Janja, Janja ! C'est donc ainsi ?! (Il se couvre le visage des mains).

 

SCÈNE CINQUIÈME

       MATAN entre avec le petit étendard en main.

MATAN : C'est bon ! Vive le ban Jelačić ! Cette nuit, l'armée environnante se met en marche de tous les côtés sur Osijek. La ville va tomber, elle doit tomber, et les Magyars avec Osijek. (Il les observe). Bon ! Qu'y a-t-il ? Vous m'êtes beaux et aimés. Moi, je pars afin de ne pas vous déranger dans vos tendresses, et eux ils pleurent. (À Božo) : Bon ! Toi aussi, tu es un beau soldat ! Honte sur toi, grand-mère ! Avec toi, les Magyars pourraient s'asseoir encore cent ans à Osijek. Allons ! Qu'y a-t-il ? Que s'est-il passé entre vous ? Vous êtes-vous querellés, qu'y a-t-il, parle.

BOŽO : Vous savez, cher grand-père, les vieux souvenirs -

MATAN : Oh, oh, les vieux souvenirs ! Combien en ai-je jeté au cours de mon siècle par-dessus l'épaule, - pour m'en souvenir toujours, il me faudrait fondre – mais je dis : c'est passé et ce n'est plus ! (Là-dessus, on entend au loin des coups de feu. Janja bondit effrayée). Allons, les sales bêtes ! Qu'est-ce que cela signifie ? Ce n'est pas loin de nous.

BOŽO : Les Magyars.

MATAN : Et comment ! Je l'ai dit, les nôtres frappent cette nuit sur Osijek, ce sont les tirs des nôtres sur les avant-postes magyars. Maintenant, on va voir ce qu'on va voir. Allez, Božo, si tu mérites ta bien-aimée, en avant avec le grand-père, hourra ! Chargez ! Allez !

BOŽO : Ainsi donc, sans fusil, sans rien ?

MATAN : Je n'en ai pas non plus. Viens seulement ! (Il le traîne). Maintenant, dans l'obscurité, un seul en vaut une dizaine, même sans fusil, il faut juste que nous soyons plus nombreux. Nous arracherons des fusils aux Magyars. Allez ! Allez ! Janja, surveille la maison. Adieu ! (Il entraîne Božo).

JANJA (elle reste un moment en silence, tandis qu'on entend encore des tirs) : Je suis restée si seule... mais non, non (elle s'approche de l'endroit où l'enfant est couché) avec toi, enfant de mon cœur !... Comme tu dors paisiblement, comme si tu étais sur mon sein ; les coups de feu ne t'effrayent pas, bien qu'ils soient de plus en plus forts, plus proches... Que vais-je devenir à présent, moi, ta pauvre mère ?... Grand-père dit que ce sont les nôtres... Mais si ce sont les Magyars ? Quoi, si grand-père et Božo tombent entre leurs mains ?... Hélas ! - Et moi ici avec un enfant seule... Qu'est-ce qui m'attend ici de ces ennemis enragés ?... Je n'ai pas de pause ici... Je pars, je vais, même dans le tumulte de la bataille, et que Dieu décide... Et toi, mon ange, reste-là, Dieu te protégera... et si les ennemis viennent ici, ce ne sont sûrement pas des bêtes sauvages, - ils prendront certainement pitié de toi, ange innocent ?... si ce n'est de moi, si je finis entre leurs mains... et si je me trouve parmi les nôtres, ils me dirigeront pour que je retrouve le désir de mon cœur, toi, mon cher Pero !... Vais-je le retrouver ? Vivant ou mort ?... Ou bien c'est moi en te cherchant qui trouverai la mort ?... (Elle réfléchit). Mais à quoi pensais-je ?... Que je le trouve alors que je ne l'ai pas mérité ?... Ne suis-je pas coupable de la mort horrible de mon cher père ?... Oh ! Oui, oui !... (Elle se frappe la poitrine) C'est pourquoi j'y vais ! J'y vais... Et à Dieu vat, petite maison de ce bon grand-père ! Toi mon abri, toi mon enfant si chéri !... Adieu toi aussi mon ange ! (Elle l'embrasse et le signe). La sainte croix de Jésus te protège !... Pero, mon désir ardent, ton cœur est mien jusqu'au dernier instant ! - Pero ! Ou bien je te trouve, ou bien pour toujours le soleil se couchera pour moi. (Elle part soudain en verrouillant la porte).

 

SCÈNE SIXIÈME

       Après une pause on entend des coups de l'extérieur et une voix : Ouvrez ! Puis des crosses de fusil frappent contre la porte qui s'ouvre grande. Une patrouille pénètre avec son chef.

LE CHEF DE PATROUILLE (regardant alentour) : Il n'y a ici aucun Magyar ou pro-magyar ? Fouillons, soldats. (Les soldats inspectent partout et le chef aperçoit dans un coin de la pièce l'enfant). Et vraiment personne excepté ce malheureux nouveau-né. Mais comme il dort tranquillement et il est beau comme un angelot.

 

 

SCÈNE SEPTIÈME

 

       LE CURÉ, MARIJAN et MANDA entrent.

 

LE CHEF : Halte, qui va là ? Attention, soldats. Voilà peut-être ceux que nous cherchons. Qui êtes-vous ?

LE CURÉ : Je suis curé comme vous le voyez, et voici un couple de mes paroissiens. Je viens par ici chez une vieille connaissance de l'époque de la chapellenie, Matan, car j'ai entendu en chemin que se trouvait chez lui la fille de mes deux paroissiens ici présents, Janja. Et pour que vous ne pensiez pas à quelque mal, voici mon laisser-passer. (Il lui remet la lettre).

LE CHEF (examinant la lettre) : C'est bon.

LE CURÉ : D'après ce que je vois, il n'y a ici ni Janja ni Matan.

LE CHEF : Nous aussi en franchissant cette porte n'avons trouvé que ce nouveau-né ici. (Le curé, Marijan et Manda s'approchent du nourrisson).

MANDA : Oh, un angelot divin, c'est certainement son bébé, il lui ressemble tout à fait, tout comme si tu avais coupé une pomme par le milieu. Oh ! Tu es adorable, joli petit-fils à sa grand-mère ! (Elle le caresse).

LE CURÉ : Mais connaîtriez-vous, soldats, un certain Pero Vlahović, un sergent-major ?

LE CHEF : Et comment, il s'est lancé comme un lion dès la première charge sur l'avant-poste magyar, méprisant la mort, au point que tous s'en sont étonnés. On dit que c'est à cause d'un amour malheureux avec une jeune fille.

MARIJAN (excité) : Et il n'est pas tombé ?

LE CHEF : Par miracle non.

MARIJAN (pour lui-même) : Oh, quelle chance ! (À voix haute) : Ce n'est pas lui qui m'intéresse, mais plutôt ma fille. Peut-être qu'elle aussi s'est précipitée à sa suite ? Monsieur ! (Au curé) : Allons le chercher dans le camp.

MANDA : Oui, oui, cher vieillard. Hélas, mon enfant !

LE CURÉ : Puisque je t'ai sauvé la vie, je peux encore te rendre aussi cette victime. Allons-y.

LE CHEF : Non, monsieur, au moins pas ce soir ; les boulets volent dans tous les sens, vous pourriez perdre la tête. Partez plutôt au matin.

MARIJAN : D'ici l'aube, il se peut que nous ne trouvions même pas son cadavre. Allons-y, et advienne que pourra ! (Le curé, Marijan et Manda partent).

LE CHEF : Puisque vous voulez à tout prix y aller, je vais vous conduire ? Mais je ne suis pas responsable pour cela.

MARIJAN : Où vas-tu, femme ? Reste ici auprès de l'enfant. (Il la repousse à l'intérieur). Et pour nous, que Dieu décide.

LE CURÉ : C'est ainsi Marijan, notre confiance est en Dieu. Partons. (Ils s'en vont accompagnés par la patrouille).

MANDA : Que Dieu vous vienne en aide ainsi qu'à cet ange divin !

 

SCÈNE HUITIÈME

 

       CHANGEMENT DE DÉCOR.

       Un lieu sous la ville-basse d'Osijek, dans l'auberge nommée « L'enfer » ; au fond, un tertre. C'est l'aube, plusieurs soldats sont assis et se tiennent autour du feu. Parmi eux un bocal de vin, plusieurs verres, ils boivent et mangent.

LE PREMIER SOLDAT : Ah ! Il glisse vraiment bien. (Il boit).

LE DEUXIÈME SOLDAT : Et comment, après tant de souffrances.

LE TROISIÈME SOLDAT : Frère, il tue la fatigue, les marches, le froid.

LE QUATRIÈME SOLDAT : Eh, et pour cela voici maintenant notre gloire. (Il boit).

LE PREMIER SOLDAT : Pardieu, la bataille fut enragée.

LE CINQUIÈME SOLDAT : Et en plus dans l'obscurité, dans le fracas.

LE QUATRIÈME SOLDAT : Comme si c'était peu pour lui, soldats.

LE PREMIER SOLDAT : Mais pourquoi toi tu n'as pas chargé le premier sur l'avant-poste, comme le sergent-major Vlahović ?

LE CINQUIÈME SOLDAT : Quelqu'un doit être le premier.

LE QUATRIÈME SOLDAT : Oui, et quelqu'un le dernier, et celui-là c'était toi. Ah, ah, ah !

LE CINQUIÈME SOLDAT : Mais qui s'est précipité quand la bagarre a commencé, hein ?

TOUS (ils rient) : Ah, ah, ah ! Vive la bagarre ! (Ils boivent).

LE CINQUIÈME SOLDAT : Eh bien bon, riez, mais nous nous tairons jusqu'à ce qu'arrive le sergent-major de chez le général.

LE PREMIER SOLDAT : Il t'amènera certainement une médaille en peau de citrouille. Ah, ah, ah !

LE CINQUIÈME SOLDAT : Comme à toi, ah, ah, ah ! (Pero Vlahović apparaît sans qu'on le remarque, comme lieutenant).

LE QUATRIÈME SOLDAT : Allez, cela suffit et de sérieux et de plaisanteries. Pour autant qu'on sache, nous sommes peu nombreux, mais nous sommes des hommes. Nous, de nos poings, nous avons chassé l'avant-poste des Magyars dans la ville, Vlahović a fait prisonnier leur commandant, c'est sa gloire et la nôtre. Buvons, santé à nous tous !

TOUS : C'est cela, santé ! (Ils trinquent et boivent).

 

SCÈNE NEUVIÈME

       PERO s'avançant parmi eux.

PERO : C'est ainsi, frères soldats, santé ! (Tous sont surpris, le découvrant comme officier, ils se redressent et crient en le saluant : Vive notre nouveau lieutenant Vlahović !)

PERO (leur serrant la main) : Avant tout, vive notre ban Jelačić et le général Nužan, qui m'a aisni décoré.

TOUS : Vive le ban Jelačić ! Vive Nužan !

PERO : Et gloire à vous aussi qui vous êtes comportés en héros. C'est ce que vous dit le général Nužan par mon intermédiaire.

LE CINQUIÈME SOLDAT : Ah, n'est-ce pas ce que je vous avais dit ?

PERO : Notre armée a déjà pris la ville haute et les fermes. Les Magyars s'enfuient dans la ville. S'il y en a encore dans la ville basse et tenteront-ils de nous attaquer, le jour le montrera. Mais à présent, frères, buvez, chantez, soyez joyeux, et que Dieu vous donne aussi la fortune des héros ! Vive le ban Jelačić ! (Il prend un verre et trinque avec chacun).

TOUS : Vivat ! Gloire à lui ! Et mort aux ennemis ! (Ils boivent).

TOUS (ils chantent) :

                                    Dieu, vive le ban Jelačić, et son soutien de la bataille.

                                    Gloire à lui ! Gloire à lui ! À notre Jelačić !

                                    Gloire à lui ! Gloire à lui ! Au ban Jelačić !

                                    La fanfare joue et l'armée marche, et devant l'armée commande notre ban :

                                    Serežani¹², mes chers frères ! Gardes-frontières, mes deux ailes !

                                    Avec moi, frères, chargez les Magyars, qui nous privent de nos droits anciens.

                                    Et que Dieu donne la fortune aux héros !

                                    L'armée de Jelačić répond : nous sommes tous avec toi, chargez les Magyars !

                                    Dieu, vive le ban Jelačić, et son soutien de la bataille.

TOUS : Vive le ban ! Mort aux ennemis ! (Ils boivent).

LE PREMIER SOLDAT : Vive notre commandant, notre nouveau lieutenant Vlahović !

TOUS : Vivat !

PERO : Merci à vous, frères.

LE DEUXIÈME SOLDAT : C'est bien, c'est juste. Et maintenant, une autre des gardes-frontières à la gloire de notre lieutenant. (Ils chantent) :

                                    Il se tient fermement comme un roc, quand la tempête l'assaille,

                                    Contre les forces de tous les diables, et des fils de barbares,

                                    Vigoureux, courageux garde-frontière !

                                    Fidèle toujours à son pays, fidèle à sa race, fidèle à sa patrie,

                                    Son trésor et son sang, et même sa vie il ne craint pas de la donner,

                                    Vigoureux, courageux garde-frontière !

                                    Ni devant les honneurs, ni dans la bataille, il ne change sa nature,

                                    Il reste toujours droit, toujours héroïque, toujours glorieux,

                                    Vigoureux, courageux garde-frontière !

LE PREMIER SOLDAT (il lève son verre) : Vive monsieur le lieutenant Vlahović !

TOUS : Vivat ! (Ils se servent et boivent).

PERO : Merci, frères, à vous aussi ! Soyez joyeux. (Pour lui-même) : Hélas ! Mais à moi, mon cœur éclate. Oh ! Janja, comment te portes-tu ? Difficilement bien. (À voix haute) : Soyez seulement prudents, soldats. Je vais voir monsieur le major pour recevoir de nouveaux ordres. Que Dieu vous garde ! (Il part).

TOUS : Vivat !

LE PREMIER SOLDAT : L'uniforme de lieutenant lui va vraiment bien.

LE DEUXIÈME SOLDAT : Un homme honorable et honnête et un soldat courageux, et il est juste.

LE TROISIÈME SOLDAT : Et auprès de lui nous aussi sommes honnêtes et courageux.

LE QUATRIÈME SOLDAT : Cela va de soi. Mais vous savez, ce que je regrette seulement ? Que nous n'ayons pas été ordonnés pour attaquer la ville haute. Là, en plus de la gloire, il y aurait eu du butin.

LE CINQUIÈME SOLDAT : Ah, je sais ce que tu veux dire. Eh, si c'était laissé à chacun d'y aller !

LE DEUXIÈME SOLDAT : Eh quoi, en guerre tout est permis. Ce ne serait pas pire si on déplumait et dépouillait un peu ces traîtres à la patrie.

LE PREMIER SOLDAT : Il y aurait du tabac !

LE DEUXIÈME SOLDAT : Et des cigares fins !

LE TROISIÈME SOLDAT : Et des oies qui picorent !

LE QUATRIÈME SOLDAT : Et de la viande séchée !

LE CINQUIÈME SOLDAT : Et une vinasse meilleure que celle-là ! (Il boit). Brrr !

LE DEUXIÈME SOLDAT : Mais ce qui ne se trouve pas dans la ville haute peut se trouver dans la ville basse.

LE TROISIÈME SOLDAT : Hélas ! Tu as donc oublié ce qu'a dit notre sergent-major, à savoir notre nouveau lieutenant, qu'il n'y a pas dans la ville basse de partisans des Magyars ; il n'y a là que des nôtres rusés.

LE QUATRIÈME SOLDAT : Il faut les épargner.

LE CINQUIÈME SOLDAT : Mais tout de même juste un peu, cela ne fait pas de tort, qu'ils sachent eux aussi que nous sommes en temps de guerre.

LE PREMIER SOLDAT : Ne dis pas de bêtises ! Ils nous accueilleront à bras ouverts et nous offriront de tout.

LE DEUXIÈME SOLDAT : Doucement, doucement ! Ne vends pas la peau de l'ours avant de l'avoir tué.

LE TROISIÈME SOLDAT : Dieu sait jusqu'à quand nous serons assis ici dans cette auberge infernale.

LE QUATRIÈME SOLDAT : Mais en vérité, frères, un drôle de nom pour cette auberge qui s'appelle « L'Enfer ».

LE CINQUIÈME SOLDAT : Peut-être que des diables y sont apparus.

LE PREMIER SOLDAT : Non, non, mais des diablesses, ah, ah, ah ! (Il boit).

LE DEUXIÈME SOLDAT : Celui-là tape du battant sur le côté, eh, eh, eh ! (Il boit).

LE PREMIER SOLDAT : Oui, oui, des diablesses, des friponnes, mais sans cornes et sabots de cheval.

TOUS (rient) : Ah, ah, ah !

LE PREMIER SOLDAT : Vive les friponnes ! (Il boit).

LE DEUXIÈME SOLDAT : Allez, ne ronchonne pas.

 

SCÈNE DIXIÈME

       JANJA arrive.

LE PREMIER SOLDAT (l'apercevant) : En voilà une comme venant de la crèche, ah, ah, ah ! (Tous se retournent vers Janja).

JANJA (s'avançant parmi les soldats) : Les gars, frères, mon Pero serait-il parmi vous ?

LE PREMIER SOLDAT : Y en a-t-il donc un dans notre régiment qui se nomme Pero ?

LE QUATRIÈME SOLDAT : Voilà, c'est moi Pero, c'est peut-être moi, ah, ah, ah ! (Il s'approche devant Janja).

LE PREMIER SOLDAT : Et qu'est ce Pero pour toi ? Ton père ?

LE DEUXIÈME SOLDAT : Ton frère ?

LE TROISIÈME SOLDAT : Ou ton amoureux ?

LE CINQUIÈME SOLDAT : Ou ton mari ?

JANJA : Je vous en prie, ne plaisantez pas, ne me posez pas de questions, mais dites-moi où il est. Mon cœur me dit qu'il est des vôtres. Pero ! Où es-tu ? (Elle se déplace devant chacun pour l'examiner).

LE QUATRIÈME SOLDAT : Nous allons voir si elle est capable de deviner.

LE PREMIER SOLDAT : Allez, ma fille, gamine.

LE DEUXIÈME SOLDAT : Viens à moi, demoiselle.

LE TROISIÈME SOLDAT : Viens à moi, chérie.

LE QUATRIÈME SOLDAT : Viens à moi, petite sœur.

LE CINQUIÈME SOLDAT : Eh, ma cousine, embrasse-moi ici, eh petite chérie, je bécote ton visage. (Il la serre dans ses bras).

TOUS (ils rient) : Ah, ah, ah ! (Les autres aussi viennent pour la prendre dans leurs bras).

JANJA : Laissez-moi, frère, ayez pitié ; dites-moi où est Pero ? Je le cherche toute cette nuit, en vain... (Un canon retentit et on entend comme un écroulement).

TOUS : Oh ! (Ils s'agitent et saisissent leurs fusils).

LE PREMIER SOLDAT : Par trois cents ennemis !

LE DEUXIÈME SOLDAT : Il n'est pas tombé loin de nous.

LE TROISIÈME SOLDAT : Va-t'en d'ici, femme, tu n'es tout de même pas folle. (En poussant Janja, il part sur le côté).

LE QUATRIÈME SOLDAT : Buvons encore, frères, c'est peut-être le dernier verre. (Il boit).

LE CINQUIÈME SOLDAT : Tout à fait. Buvons, en attendant que le lieutenant arrive. (Un deuxième canon tonne).

LE PREMIER SOLDAT : Oh, bourrique de bétail, celui-là ne plaisante pas, il tire précisément par ici. (Il s'accroupit).

 

 

SCÈNE ONZIÈME

 

       PERO surgit soudain au fond sur un tas de pierres.

 

PERO : Aux armes, frères ! Avec moi, à la charge !

JANJA : Ah, Seigneur ! Sa voix ! Pero ! Mon soleil réconfortant !

PERO (la remarquant) : Ah ! Janja ! (À mi-voix) : Mon désir ardent ! (Il révèle son amour, sa douleur et sa crainte pour Janja, mais dans l'agitation des soldats, elle ne s'en rend pas bien compte, puis à voix haute) : Vite, les gars ! À la charge avec moi ! (Tendant la main vers Janja) : Adieu ! (Il part).

TOUS LES SOLDATS : Nous voici, monsieur, nous sommes prêts ! (Ils accourent à sa suite).

JANJA (criant) : Pero !... Pero !... (Plus bas) : Il part... il fuit... il ne me connaît plus, sa foi l'a détourné... il a oublié son serment... il m'a dit : adieu... il a abandonné sa Janja, qui a tout méprisé par amour pour lui, son père et sa mère et le monde entier ; qui pour lui est partie souffrir chaque malheur et honte... Oh ! Pero ! Pero !... (Elle sanglote en se tordant les mains). Que vais-je faire à présent ? (On entend les échanges des canons et des fusils). Les canons tonnent, les fusils font feu, les projectiles volent... Je ne veux pas ta mort car je t'aime quand même, - je ne veux pas ta mort à cause de ton enfant, et que Dieu te protège !... Mais j'ai peur, car Dieu punit les infidèles... c'est pourquoi, afin de te sauver encore au dernier moment, je vais te suivre dans la bataille, et si te trouve infidèle, je me jetterai là-bas où tombent le plus densément les boulets des canons - et ce sera alors rapidement la fin de ma misère ! (Elle part soudain sur les traces de Pero. On entend la bataille faire rage).

 

SCÈNE DOUZIÈME

 

       Après une pause, deux soldats apportent PERO blessé mortellement.

PERO : Laissez-moi ici, frères, je ne peux plus aller plus loin.

LE PREMIER SOLDAT : Vous êtes donc si affaibli ?

LE DEUXIÈME SOLDAT : Cette blessure est-elle donc si vilaine ?

PERO : Mortelle, frère, et dans le cœur, je n'en réchapperai pas. (Les soldats le déposent au sol).

SCÈNE TREIZIÈME

       LE CURÉ arrive avec MARIJAN.

PERO (les reconnaissant tous deux) : Oh ! Monsieur. Voilà ce qu'il en est. (Tendant la main à Marijan). Pardonnez-moi, je vous en prie, au moins au moment de ma mort.

MARIJAN (il s'emporte) : Quoi ? Vous pardonner, qui êtes coupable de la honte et de la ruine de ma maison et de ma fille, que nous avons cherchée toute la nuit sans la trouver ? Jamais, et même pas au moment de votre mort, je ne le peux. Non, je ne le peux pas et ne le veux pas.

PERO (soupirant) : Oh ! Seigneur !

 

 

SCÈNE QUATORZIÈME

 

       MATAN et BOŽO apportent JANJA mortellement blessée.

 

MATAN : Nous l'avons trouvée, mais malheureusement – (ils la déposent auprès de Pero).

PERO (il lui prend la main gauche) : Ah ! Très chère Janja !

JANJA : Ah ! Nous nous sommes retrouvés, très aimé Pero !

MARIJAN (il tressaille) : Hélas ! (Il s'agenouille près de Janja).

JANJA (apercevant son père qu'elle croyait exécuté) : Dieu terrible... L'esprit de mon père vient de l'autre monde... et à l'agonie tourmente mon âme pécheresse, - c'est moi qui l'ai tué... c'est à cause de moi qu'il a péri !... Ne me conduisez pas, père, devant le terrible tribunal de Dieu !

MARIJAN (il lui prend la main) : Ma malheureuse fille, que Dieu soit avec toi ! Je suis vivant, je n'ai pas péri ! Dieu t'a pardonné, ma chère Janja ! - C'est moi, moi, ton père attristé !

JANJA (se reprenant) : Ah, très cher papa ! Pardonnez-moi, que Dieu sauve mon âme !

LE CURÉ : Regarde, Marijan, ce que fait une balle de pistolet, destinée à ton enfant ! Une balle a atteint l'image du Sauveur crucifié, mais a rebondi et a touché deux cœurs : celui de Janja et celui de Pero... Pardonne-leur, réconcilie-toi avec eux au moins au moment de leur mort, pour que Dieu te pardonne à toi aussi.

JANJA : Pardonnez, gentil père.

PERO : Pardonnez, cher Marijan, au moins maintenant ; que la mort proche rende son honneur à Janja et à notre enfant. Ne nous privez pas d'une telle triste noce.

LE CURÉ : Accepte, cher Marijan.

MARIJAN (unissant la main droite de Janja et la main droite de Pero) : Pardonnez-moi, Seigneur ! Bénissez-les, monsieur.

LE CURÉ : C'est bien, cher Marijan, cela est chrétien. (Le curé, tenant les mains unies de Janja et Pero, dit solennellement) : Je vous unis par les liens du mariage au nom du père et du fils et du saint esprit.

​MATAN et BOŽO : Amen !

BOŽO : Et moi, je demeure le père et la mère de l'enfant.

MATAN : Et moi, son parrain malheureux.

JANJA : Merci, cher papa, et vous aussi cher grand-père et toi, mon gentil Božo ! Saluez pour moi ma chè - - re mère. (Expirant).

PERO : Merci, cher beau-père, je meurs à présent en joie. Pardonne-moi, Božo. (Il expire).

BOŽO : Je pardonne, et que Dieu pardonne ! (De l'extérieur, on entend des cris de joie quand arrivent les soldats : Gloire ! La victoire est à nous ! Osijek est à nous !)

MATAN (agitant son étendard) : Gloire ! Trois fois la gloire !

 

(Le rideau tombe.)

 

FIN

 

in : Dani Hvarskoga kazališta: Građa i rasprave o hrvatskoj književnosti i kazalištu, 2011

source : hrčak

Traduction de Nicolas Raljević

¹ Šokač (prononcer Chokatch), féminin Šokica (Chokitsa). Le terme se réfère à une minorité ethnique de Slavonie, Smyrnie, Baranja et Bačka (régions correspondant actuellement à des terres de l'est de la Croatie, du nord de la Serbie et du sud-ouest de la Hongrie) : les Šokci (Choktsi). Plusieurs théories existent sur l'origine de ce nom. Pour certains, ce nom proviendrait de celui d'une tribu antérieure à l'arrivée des Croates, les Sukci (Succi) qui auraient gagné ce nom d'après l'emplacement d'une montagne (la montagne Succus). Les Šokci traditionnellement se revendiquaient du catholicisme.

² Ilija Okrugić (1827-1897), originaire de Sremski Karlovci (Karlowitz) en Syrmie, il étudie la théologie à Đakovo où il commence à écrire des poèmes, apprend le latin et le grec, l'italien, le français, le slovaque, le polonais et le tchèque, en plus de l'allemand qu'il parlait dans sa ville natale. Il fut ordonné prêtre en 1850. Okrugić s'intéressait à tout ce qui concernait sa région. Okrugić est un poète de la vieille école, qui écrivait volontiers des vers, sans besoin intérieur particulier. Il est devenu populaire avec le drame populaire Šokica, dans lequel il a exprimé l'idée de tolérance entre catholiques et orthodoxes.

³ Igrokaz : une des 28 nominations relevées par Nikola Batušić dans Pučki igrokazi xɪx stoljeća (Matica Hrvatska, Zagreb, 1973, pp. 7-31.) pour désigner ces pièces populaires de la Slavonie et des Confins au xɪxe siècle, inspirées du Volksstück viennois et adaptées à l'environnement local. (Voir « L'élément allemand aux origines du théâtre croate moderne », Marijan Bobinac, traduction Daniel Baric : https://books.openedition.org/pur/104723).

⁴ Les Confins militaires, marches militaires, frontières militaires (en croate et en serbe Vojna Krajina) désignent la zone militarisée créée par les Habsbourg le long de leurs frontières avec l'Empire ottoman après le Traité de Belgrade (1739).

⁵ Le Kolo en tant que forme de danse folklorique est répandu dans de nombreux pays et est particulièrement caractéristique des peuples slaves du sud. La signification fondamentale du terme kolo est « circulus » : cercle. Il s'agit d'une ronde ouverte ou fermée conduite par un des membres et rythmée par les chants et les pas des danseurs et danseuses. Le deuxième nom « horo » ou « oro » vient du mot grec « horos », qui signifie un rassemblement de personnes, une danse, un jeu. En croate, on dit d'ailleurs « jouer le kolo » (igrati kolo) pour signifier la danse de cette ronde.

⁶ Soldat chargé de la surveillance des frontières militaires.

⁷ Terme souvent à connotation péjorative en Croatie pour désigner les Serbes orthodoxes.

⁸ Josip Jelačić Bužimski (1801-1859), est un général autrichien et homme d'État croate qui fut baron, comte, puis ban de Croatie après avoir rallié l'empire d''Autriche dans son opposition aux Hongrois qui revendiquaient leur indépendance.

⁹ Eau-de-vie.

¹⁰ Rivière d'Europe centrale dans le bassin du moyen Danube.

¹¹ Le gouvernement Batthyány (23 mars - 2 octobre 1848) fut le premier « ministère » (ministère ou gouvernement) responsable de Hongrie. Le 29 août 1948, avec l'accord du Parlement, le comte Lajos Batthyány et Ferenc Deák demandent à l'empereur d'ordonner aux Serbes de capituler et à Josip Jelačić de cesser ses attaques en Hongrie. Il propose dans le même temps au général Jelačić une séparation pacifique de la Croatie à la Hongrie. Ces efforts n'aboutissent cependant pas et Jelačić, nommé gouverneur de Croatie, déclare la guerre à la Hongrie le 11 septembre 1848.

¹² Serežan ou Serežani au pluriel (du hongrois sereg : armée), soldat de la compagnie Serežan dans les Confins ; dans un sens plus large, un soldat en général. Les unités des Serežani furent organisées après la Paix de Karlovac (1699) et existèrent jusqu'à l'aménagement de la Frontière Militaire (1873). Ils étaient constitués d’unités militaires irrégulières d’élite qui portaient des vêtements nationaux au lieu d’uniformes et étaient armées d’un fusil, de deux pistolets et d’un cimeterre. Ils effectuaient leur service militaire sans solde, mais ils bénéficiaient de privilèges et étaient exemptés de toute forme de service. Ils étaient chargés de surveiller la frontière avec l'Empire ottoman, de faire respecter les lois sanitaires, les affaires douanières et, en tant que sorte de police militaire, de maintenir l'ordre au sein des régiments auxquels ils appartenaient. Au XIXe siècle, une compagnie de 360 Serežani était organisée sur tout le territoire de la Croatie et des Confins croates et slavons, divisée en escadres sous la direction d'un capitaine, et celles-ci en dizaines sous la direction d'un sergent-major.

 

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